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Ariana ferma les yeux et respira calmement. La porte de la salle disparut à moitié pour laisser entrer Chenille. Ses ailes changeaient de couleur comme un champignon hallucinogène. Il vint se poser sur l'épaule d'Ariana. Un déclic se fit dans l'esprit de Séraphine : elle était épiée dès qu'Aragon l'avait rencontrée. Etant donné qu'il n'y avait pas la notion de durée, c'était les couleurs du papillon qui indiquait le temps restant : rouge, jaune, vert, bleue... Elle n'avait jamais eu la chance de s'en sortir.

Elle s'intéressa à la conversation, Théo avait repris la parole : « ... donc de sauter. Ce n'est pas long. Si c'est à toi, et je te promets que s'il y avait eu un autre moyen je l'aurais fait, c'est car les autres ont fui. Ce ne sont pas des Séraphins, ils n'ont pas l'âme d'un homme qui se repent dans sa tâche. L'agent Aragon ici même à essayer, mais ce n'était pas suffisant, c'était un échec.

— Enfin, surenchérit Ariana, il nous a appris qu'il n'y avait pas une âme qui vive. Les locaux de la Tour Irréelle étaient vides de monde, c'est anormal et contraire à la charte de la Grande Dette. Tu comprends l'importance de cette mission Séraphine ? »

Oui, Séraphine comprenait. Mais elle ne voulait pas risquer sa vie. Elle avait déjà sacrifié son enfance dans la maison close. Elle voyait un chemin funeste se présager quant à sa vie. Elle décida de jouer quitte ou double : rien n'empêchait Théo de refuser sa proposition.

« Je marche, mais à une seule condition, et pour un seul saut dans l'inconnu, énonça-t-elle d'une voix claire.

— Non. Un Séraphin ne marchande pas, il a perdu ce droit.

— Perdu ? C'est une envie que je n'ai jamais eue. On a décidé à ma place trop longtemps. Alors, soit vous acceptez, soit c'est niet.

— Abrège, Séraphine, tout le monde en a marre de cette situation.

— Je saute si après cela, je ne suis plus un Séraphin. »

Elle replia une mèche sur le côté. Elle était angoissée, elle jouait son futur.

« Je veux que l'on m'oublie, toi, père absent, vous, Ariana et toi Aragon. Je ne veux plus que l'on parle de moi, que l'on vienne me chercher au nom de je-ne-sais-quelle cause qui ne me concerne pas. Oui Ariana ?

— Alors, en théorie, c'est possible. Personne n'a eu vent de sa venue. Hormis nous. Le masseur, oui Séraphine, Aragon nous a fourni un résumé détaillé, ne pose aucun problème, jamais il ne la reverra. De plus, ton père ne t'a jamais reconnu...

— Sympa la famille, pesta Séraphine.

— Euh, oui, je disais, ah ! un seul saut et après nous pouvons t'oublier, tu peux t'envoler dans la nature. Mais sache que si quelqu'un l'apprend un jour, tu es finie. Il n'y a pas de prison, ici, seulement la mort. C'est à Théo que revient la décision. »

Ils se tournèrent vers l'intéressé : c'était une vraie armoire à glace, dans le genre qui ne dégèle pas en pleine canicule estivale au zénith. Il plissa les yeux, découpant au laser Séraphine. Après quatre tours de table de Chenille, il desserra ses lèvres fines : « D'accord. Mais tu iras loin, très loin, à en souffrir. Je veux des résultats. Je veux une réponse, avant que cela dégénère. La paix est trop relative et ne se relèvera pas sans solution. Allons-y, la salle où tu t'es changée, tu partiras de là-bas.

— Non. »

Il se figea dans son mouvement. Les yeux de Séraphine reflétaient une once d'intelligence.

« Pardon ?

— Suivez-moi » énonça-t-elle pour toute réponse.

Elle s'enfuit par la porte et rejoignit les ascenseurs, ils entrèrent tous dedans, elle appuya sur la dernière touche après qu'Aragon passa son capteur. Théo la traita d'idiote, mais elle le fit taire en expliquant son plan. Il était ingénieux, il démontrait qu'elle avait saisi parfaitement les principes des sauts et de ce monde.

Ils arrivèrent au dernier étage, ils empruntèrent les escaliers de service. Ils arrivèrent sur le toit lissement orange. De faibles barrières couvaient du regard le paysage infini et le parc. Un ciel magenta, mauve, étoilé et surtout crépusculaire s'abandonnait dans les iris de Séraphine. Elle fit ses adieux à demi-mot à Aragon, elle lui en voulait toujours. Elle fit un doigt à Théo pour le remercier de sa sollicitude et elle avança, lentement.

Ses pas sur le sol claquaient. Elle avait peur, elle n'était même pas sûre de ce qu'elle avançait, mais elle était déterminée à en finir.

Le bord se rapprochait. Le vent fouettait sa robe holographique. Quoiqu'elle trouve devant elle, quoique ce soit le niveau de douleur, elle irait, jusqu'au bout. Pour prouver, à elle et à eux, qu'elle méritait de remplir sa part du marché, qu'elle méritait cette liberté.

Ses doigts de pieds disparaissaient dans le vide.

Qu'elle méritait de vivre.

Elle se retourna, écarta les bras tel un ange...

... et bascula dans le vide.

Le vent la fouetta de toute part.

Son corps s'échauffait comme l'atmosphère se glaçait. Elle ferma les yeux.

Des Séraphins qui avaient vu la scène décrivaient le mouvement comme une étoile filante.

Les étages devinrent des points, le parc un flou, le sol une toile.

L'air, enfin, saisit le côté rugueux d'un trampoline sur une courbe, une flèche, qu'elle devait chevaucher.

À mi-chemin entre parterre d'humains et défilé de dieux et déesses, elle se concentra, ferma les poings.

Elle sauta, son cerveau, son âme, son corps.

Comme quelqu'un qui se laissait tomber.

***

Un frisson, un serpent. C'était une couleuvre qui poignait et retournait chaque parcelle de peau.

Un amas d'eau froide, de chutes vaporisées.

L'atmosphère même, une ambiance douce et terrifiante, se parait de chemins, de dates, de lieux. Il y avait une forêt luxuriante, un peuple d'escargots géants, des villes dans les airs.

Un fil, d'abord mince comme du nylon, frôla le front de Séraphine. D'instinct, ses doigts s'y agrippèrent.

Elle fila à travers les âges et les strates. Plus rien ne la retenait.

Des fourmillements tenaient ses jambes.

Derrière elle, un passé infini, des familles.

Devant elle, un futur, enfin, ce qui est inconnu de l'humain.

Une image traversa le puits. Celle d'une petite fille, les yeux clos, l'esprit somnolant. À côté, une femme, abattue par l'année.

Elle eut un sentiment irrésistible de s'y arrêter. Elle pouvait rencontrer sa mère, même moins d'une seconde, d'un regard. Elle tendit les bras, lâcha la corde de bateau doigt par doigt.

Elle était si proche.

La bulle éclata et brûla ses yeux.

Elle cria, de douleur, de malheur, de désespoir.

Elle était seule.

Elle s'abandonna sur la flèche qu'était la corde.

***

||𝙎𝙚 𝙇𝙖𝙞𝙨𝙨𝙚𝙧 𝙏𝙤𝙢𝙗𝙚𝙧|| (°NOUVELLE S.F.°)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant