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« ... et nous avons fini par un passage aux jardins suspendus. D'ailleurs, il faudra envoyer une équipe pour la maison close de la sujette : c'est une bulle temporelle. Vous la détruirez en 2031, énonça Aragon. Oh, te voilà Séraphine ! Je te présente Marcus, mon mec ; Ariana, qui supervise notre mission ; et...

— Et je suis Théo, le coupa un grand homme en costume blanc. Ravi de faire ta connaissance, Séraphine. »

Séraphine regarda la main tendue de l'homme avant de le juger d'un regard vertical. Un froid s'installa. Théo l'invita à prendre place sur la table transparente qui était apparue. Elle resta debout, les mains sur son siège. Elle souhaitait imposer d'emblée sa vision : si elle avait été docile par le passé dès lors elle serait aussi tranchante que le verre.

Elle brisa le silence d'un ton hautain : « Et vous ? Quel est votre rôle ?

— Je suis l'un des derniers dirigeants des 16 firmes responsables de la Stase. Tu sais ce que c'est non ?

— Ah pour savoir, je sais et en détail... susurra-t-elle en fixant Aragon avant d'ajouter tout bas, vous pourriez presque me coller une interrogation. »

Elle pianota de ses ongles la grande table.

« Alors ? relança-t-elle d'un ton insolent avant d'afficher un sourire innocent.

— Alors je vais aller droit au but. Mademoiselle Séraphine sans nom, il y a une chose que je ne tolère ici, c'est l'arrogance d'une personne qui croit que tout lui est permis. Agent Aragon a été trop souple à votre égard, il vous a qualifié de vivace, de bonne condition physique et une bonne aptitude d'adaptation. À mon avis vous êtes une sotte. Il est bien dommage que vous n'ayez jamais eu une vraie figure parentale...

— À qui la faute ? Dites-moi, si vous êtes si devin. Qui sont mes parents ?

— Déjà, il n'en reste plus qu'un, l'autre est mort, asséna Théo, le visage mauvais.

— Oh... »

Séraphine était atteinte malgré le caractère inconnu que le défunt revêtait.

« Et... et le deuxième ?

— C'est moi, révéla-t-il à contre cœur, ta mère est morte en te donnant naissance. Elle devait mourir. Tu sais, ici, nous tenons à respecter notre part du contrat et remplir à bien la Grande Dette. La dernière mission de ta mère était la plus dure et requérait l'ultime sacrifice. Avec un peu de chance, elle repose au ciel et n'a jamais vu ton enfance déplorable. Une catin...

— Eh bien, valait mieux vendre son corps qu'être en votre compagnie. »

Les trois autres Séraphins étaient choqués. Personne n'utilisait un ton pareil, avec des remarques aussi sanglantes, face à l'un des hauts responsables de la Stase. Malgré leur échec et leur erreur, ils conservaient une place importante dans la hiérarchie de ContinuO.

« C'était son idée. Elle avait tout organisé. La naissance à une année qui lui a valu sa mort. Ton enfance isolée dans une bulle temporelle, puis ta première mission, cruciale. Je ne savais pas où tu as été emmenée, c'est Ariana qui s'en est occupée. C'est elle qui a décidé il y a quelque nuit de te ramener parmi nous, dans ta vraie maison.

— Vraie maison ? Des gens qui ne s'occupent de rien ? Vous, esclaves de votre condition ? Ah oui, ça a foiré de bout en bout, ça tente de recoller les pots cassés, mais ça ne fait rien pour mettre un terme à cette Stase. C'est beau de tout arrêter, mais un jour il faut repartir. C'est ce qui vous manque, à tous, il n'y en a pas un capable de se fixer un but malgré la difficulté de ne pas avoir de temps.

— Un but ? tu en veux un ? Nous en avons plein ici. Tu verras, tu ne t'ennuieras pas. Mais tu veux connaître celui qui te concerne ? qui te colle à la peau ? celui qui, pardonne-moi, a donné la raison de ton existence ? C'est cette même humanité que tu accuses d'être trop passive.

— Elle n'est pas passive, elle dort depuis la Stase mais ce n'est que mon humble avis. Au lieu de jaqueter, plus d'informations, serait-ce possible ô grand géniteur ? »

Séraphine fit même une courbette. Le visage cramoisi de Théo n'augurait pas une belle relation père-fille. Séraphine s'en fichait, elle ne l'aimait pas. Aragon ne pipait mot. Pour calmer le jeu, Ariana prit la parole.

« Je comprends votre peine, Séraphine. Vous devez assimiler que... vous êtes la fille d'un des derniers représentants de la Stase, rien ne changera ça. À ce titre, vous devez réparer. Vous êtes importante. Pour mieux le comprendre, nous allons reprendre depuis le début. Lumière ! »

Ils se retrouvèrent dans la pénombre. Un tableau holographique scintillant se mit à tourner lentement au centre de la table. Ariana prit une voix de conteur et débuta son histoire, la seule et unique histoire d'une humanité au bord du gouffre : « Ce 7 juin 2179, la Stase fut comme un raz de marée. Personne n'avait pu prévoir les conséquences. Tous ont été affectés. Les premières années furent difficiles, même si nous ne savons plus ce qu'est une année. Les sauts de point en point furent une délivrance, un coup de pouce.

» Entre nouvelles cultures, découvertes et redécouvertes de l'ancien monde, nous avons tous eu notre rôle à jouer : l'organisation ContinuO et... le reste. Puis il y a eu cette lassitude. Les personnes avaient de plus en plus de mal à sauter le pas. Les paysages, malgré leur sublime beauté, se confondaient à en devenir lassant et similaire. En fin de compte, que cela soit d'un millénaire à l'autre, l'humanité a perdu sa capacité à s'émerveiller et à s'interroger. De surcroît, les envies vitales, fondamentales comme l'amour, l'amitié, avoir des enfants ou fonder une famille ont rapidement rejoint le second plan. C'est terrible. Les naissances baissent.

» J'en viens à votre sujet, ne vous précipitez pas Séraphine. La capacité d'adaptation, aussi abstraite soit-elle, est déterminée à partir de l'année de naissance. Comme quoi, le temps talonne l'ombre de l'humain ! Votre mère a dépassé sa limite pour vous mettre au monde : entre la douleur de l'accouchement, le manque d'installation de qualité dans ces strates et la folie d'un saut aussi grand, votre mère est morte avant d'avoir pu vous serrer dans ses bras. Moi-même, j'ai eu du mal à m'en sortir et à ne pas mourir.

— Je suis né aussi tard pour bénéficier de cette grande adaptabilité, conclut Séraphine. Vous m'arrêtez si j'ai faux. Cette capacité, à part avoir tué ma mère et ruiné ma vie, sert à entreprendre de grands sauts et... plus loin. Je me doute que le passé, d'avant la Stase, ne vous intéresse pas. Alors, pourquoi voulez-vous m'envoyer là-bas ? vous dites qu'il y a de moins en moins de monde. Vous voulez m'y emmener. Je cherche...

— C'est vrai. Les Séraphins ont le mérite de surveiller la population. La Tour Irréelle est présente quelle que soit l'année ce qui nous permet de nous aventurer plus facilement. Après plusieurs études, nous avons constaté un problème saisissant à partir d'une certaine année : la population baisse, pas assez de naissances pour combler le vide. De surcroît, nous avons des cas de disparition atypiques : ce sont des couples et des familles entières qui sautent le pas. »

||𝙎𝙚 𝙇𝙖𝙞𝙨𝙨𝙚𝙧 𝙏𝙤𝙢𝙗𝙚𝙧|| (°NOUVELLE S.F.°)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant