Chapitre 3 - Anthracite

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Lorsque Litmus s'éveilla, la lueur dorée du lever de soleil se faufilait à travers ses rideaux. Il se leva pour ouvrir la fenêtre et regarder dans la rue. Des passants promenaient leur chien ; un homme pressé traversa à grandes enjambées. La ville se réveillait peu à peu, lentement, paisiblement, les volets s'ouvraient ici et là. Des sourires fleurissaient en voyant le soleil radieux.

Le jeune homme sortit silencieusement de sa chambre. Il n'y avait pas un bruit dans la maison, la porte de la chambre de Tom restait fermée. Il dormait beaucoup, sûrement à cause de sa maladie. Litmus enfila ses chaussures et sortit dans l'air frais du matin, souriant, revigoré par ce début de journée qui s'annonçait splendide. Il retourna au parc où ils étaient allés le premier jour ; il n'y avait pas un chat. Il s'étendit sur un carré d'herbe et ferma les yeux. Le soleil s'invita progressivement sur sa peau, grimpant dans le ciel jusqu'à dépasser la cime des arbres. Le cerveau hyperactif de Litmus s'était mis à penser, à réfléchir, à ruminer. Une fois qu'il était réveillé, il ne s'arrêtait pas de tourner jusqu'à ce que le sommeil l'emporte. Il songeait à son déjeuner avec Michael, la veille. Avait-il réellement une chance de remporter le futur casting ? S'il y parvenait, serait-il à la hauteur du rôle de Loki ? Les fans le haïraient-ils ? Préféraient-ils remplacer Tom par un autre, ou ne plus voir de nouveaux films incluant Loki ? Comment réagirait le public à l'annonce du cancer de Tom ? Oh, Tom... Il se sentait épris d'un amour fraternel pour cet homme, quelque chose de bien plus fort que tout ce qu'il aurait jamais pu imaginer. Ils se connaissaient seulement depuis un temps très court, mais déjà l'idée de le perdre horrifiait Litmus. Il ne pourrait plus se passer de son rire, ses rougissements, son regard d'azur, ses taquineries, ses plaisanteries, la passion qui l'animait. Comment se résoudre à laisser partir cet homme fabuleux ?

Il ne savait pas combien de semaines, de mois, peut-être d'années, il restait à Tom. Il espérait qu'ils auraient le temps de faire plus ample connaissance, d'installer une complicité plus grande encore.

Un émoi tout neuf lui étreignit le cœur, la peine lui pesait sur la poitrine, il suffoquait. Il se redressa, cherchant l'air à grandes inspirations gonflant ses poumons, son ventre. Il s'efforça de respirer plus lentement, et son angoisse se réduisit peu à peu. Il se rallongea et ferma les yeux. Le calme s'invita en lui, il se sentait bien à nouveau, paisible. Une douce somnolence l'enveloppa, émoussa ses sens, endormit ses pensées tourbillonnantes.

Lorsqu'il rouvrit les paupières, le soleil était haut dans les cieux, il avait gagné en intensité. Sa montre indiquait onze heures. Tom devait s'inquiéter. Il s'empressa de rentrer.

Son hôte était étendu dans le canapé, une serviette humide sur le front, la face rougie et transpirante. Un voile fiévreux troublait l'eau de son regard.

— Hey, Tom... le salua Litmus en déboulant dans le salon.

Il s'accroupit au chevet de son aîné, qui lui sourit faiblement.

— Je ne suis pas très en forme aujourd'hui... Je crois que je vais me reposer.

— C'est une bonne résolution. Je peux faire quelque chose pour toi ?

— Je veux bien un verre d'eau.

Litmus le lui apporta illico et s'assit dans le fauteuil près de lui, silencieux. Ils entendaient quelques rares voitures passer dans la rue et le vent souffler puissamment dans les arbres épars. Tom ferma les paupières et murmura faiblement :

— Parfois, je ne sais pas si c'est un effet secondaire de mon traitement, je me sens lourd de tristesse et de mélancolie. D'amertume, peut-être. Une sorte de mélange vaseux d'émotions et de sentiments qui alourdissent mon cœur. Dans ces moments-là, mon corps est très faible et fatigué, et puis je me remémore des choses du passé qui me pèsent toujours. Je n'ai pas vraiment eu une enfance facile. Ma mère a quitté la maison quand j'avais trois ans parce que mon père la battait. Je n'ai que des souvenirs flous d'elle. Quelques flashs de hurlements, de pleurs. Je sentais sa souffrance, et ça me détruisait autant qu'elle.

Il poussa un long soupir las. Litmus écoutait attentivement, sans un mot, les yeux rivés au tapis. Tom se passa la serviette sur le visage.

— Donc elle est partie, elle m'a laissé seul avec ce père violent. On a déménagé dans une caravane parce qu'il avait cessé de travailler et tout son argent passait dans l'alcool. Il buvait tout le temps, tout le temps, du matin au soir. Progressivement il a augmenté sa dose de boisson par jour, il n'avait plus aucun moment de conscience lucide. Il passait sa colère sur moi. L'alcool à grosse dose, ça casse toute la santé mentale et physique. Il était constamment nerveux, brutal, irréfléchi. Il avait les nerfs à vif vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pas un instant de répit, jamais. C'était en train de le tuer. J'étais livré à moi-même, je n'avais plus de mère pour me protéger. Pas de frères et sœurs, pas d'amis, pas de famille autre que lui. Je voulais mourir pour que ma souffrance cesse.

Ses yeux avaient rougi, ils s'humidifiaient de seconde en seconde. Litmus posa une main hésitante sur sa tête pour lui caresser les cheveux. Ils étaient trempés de sueur, emmêlés, sales. Il n'en avait cure.

— À huit ans, il m'a frappé jusqu'à ce que je tombe inconscient. Ç'a été un électrochoc pour moi, la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Quand je me suis réveillé, il était parti racheter des bouteilles. Je n'ai pas réfléchi, je suis parti. J'ai marché, marché. J'avais l'arcade sourcilière éclatée, une lèvre enflée comme un ballon et le dos lacéré. Je me suis écroulé sur le perron d'une maison. C'était un jeune couple qui m'a accueilli à bras ouvert. Je leur ai tout raconté, ils ont pris soin de moi. Plus tard, j'ai changé mon nom pour que mon père ne me retrouve pas. Son souvenir me terrifiait.

Il s'interrompit de nouveau pour essuyer ses larmes en les écrasant du bout des doigts : il laissait des traces mouillées sur ses tempes.

— Diana et James Hiddleston étaient ces fameux gens qui m'ont accueilli. Ils avaient déjà deux filles, Sarah et Emma, qui avaient à peu près mon âge. J'ai pris leur nom, je me suis intégré dans leur foyer. Et tout s'est très bien passé. J'ai connu l'amour, l'attention, l'intégrité. Le sentiment d'être complet, d'avec sa place là où on est. Ça m'a fait un bien fou. Ensuite, j'ai grandi, et j'ai vécu toutes ces choses qui sont racontées sur Wikipédia. Mais tu vois, il y a une chose que je regrette encore aujourd'hui : c'est de ne pas être parvenu à retrouver ma mère. Je l'ai cherchée, pourtant. Je suis allé à la mairie de notre ville, j'ai parcouru des listes de noms et d'adresses interminables. Elle a dû changer de nom, elle aussi, pour échapper à mon père.

— Peut-être que c'est mieux ainsi.

— Quand je me l'imagine, soit je la vois seule, torturée de remords à l'idée d'avoir laissé son gamin chez ce type... Soit je la vois au milieu d'une autre famille, avec d'autres enfants, le souvenir de son premier gosse bien enfoui au fin fond de sa mémoire. Ça me fait du mal, cette deuxième hypothèse. C'est égoïste, je sais, mais... Je lui en voudrais si elle avait refait sa vie. Je lui en voudrais de parvenir à passer à autre chose. J'imagine que c'est parce qu'en ce qui me concerne, je suis toujours incapable de complètement tourner la page. Et j'ai l'impression que de la retrouver, échanger quelques mots avec elle, lui expliquer qui je suis devenu... Peut-être que ça m'aiderait.

— Tu veux qu'on la cherche ensemble ? Il doit bien y avoir un moyen de la retrouver, d'une façon ou d'une autre.

Tom hocha faiblement la tête et referma les yeux.

— Parle-moi de ton enfance, Litmus.

— Il n'y a rien de spécial à raconter. J'ai été très heureux, très aimé. J'ai eu beaucoup de chance.

Ils se turent. Le silence emplit la pièce. Chacun était plongé dans ses pensées, le regard vide, ruminant des idées noires.

AzurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant