Chapitre 15 - Jade

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Pour fêter le retour de Tom et Sophia, Litmus les invita dans un modeste restaurant dont la spécialité était le fish & chips – Tom adorait ce plat et son frère le savait parfaitement. Ils s'installèrent au fond de l'établissement, à une table à peine assez grande pour accueillir leurs trois assiettes, et Litmus observa avec curiosité la tension flottant entre Sophia et son petit ami : pas de doute, les deux étaient bien amoureux, et semblaient se comporter tous les jours comme des adolescents à un premier rendez-vous, rougissant à chaque contact. Sophia paraissait mal à l'aise devant Litmus :

— Je suis désolée qu'on t'impose de tenir la chandelle, murmura-t-elle du bout des lèvres. Et si tu as l'impression que je m'immisce entre Thomas et toi, il faut me le dire, je comprendrai.

Litmus tiqua en l'entendant appeler son frère par son prénom complet : personne ne faisait jamais ça.

— Je n'ai pas du tout cette impression, assura-t-il avec un douloureux pincement au cœur. Si je n'avais pas envie d'être là, je ne serais pas là, c'est tout. Tom pourra te le confirmer, je ne suis pas du genre à ne pas vouloir faire de vagues.

— C'est sûr que tu n'as pas ta langue dans ta poche ! renchérit l'intéressé.

•••

Sophia les laissa à l'entrée du métro : elle rentrait en bus chez elle. Les deux garçons firent donc le trajet en tête à tête, et Litmus en profita pour regarder attentivement son aîné : il avait les traits tirés et de gros cernes violacés cerclant ses yeux, mais une sorte d'aura de bonne humeur se dégageait de lui. Il avait l'air aussi épuisé qu'heureux.

— Tu m'as manqué, lâcha Tom en lui lançant un regard furtif.

Litmus haussa les épaules :

— De toute évidence, ce voyage t'a fait du bien, alors quelle importance ?

— Ça m'a fait réfléchir sur nous deux.

Son petit frère leva sur lui des yeux surpris.

— Comment ça, réfléchir ?

— Eh bien, en quelques semaines, on s'est rapprochés super vite, on a appris à se connaître, on a traversé des trucs pas toujours joyeux. Et maintenant, j'ai besoin de toi à mes côtés pour avancer. C'est toi qui me pousse à évoluer.

— Ne m'attribue pas trop de mérites non plus... C'est toi qui fait tout le travail dans ton avancement personnel.

— Oui, mais non, parce que c'est toi qui me montre le chemin pour y aller. Par exemple, ma liste. Je l'avais faite en me disant que je me pencherais dessus un jour, puis je l'ai enfouie loin dans ma mémoire en me disant que je ne pourrais de toute façon pas accomplir tout ça. Ensuite tu débarques dans ma vie, tu me tires les vers du nez et là, en un temps ridiculement court, toutes les cases sont cochées sur ce papier.

— Pas toutes, murmura Litmus.

Tom serra fort les paupières et articula difficilement :

— Je ne suis pas sûr que ça soit une bonne idée.

— Tu l'as noté, insista Litmus. C'est qu'à un moment, tu as jugé que ça te ferait du bien, que ça serait une bonne idée. Et je suis sûr que ton envie de le revoir est toujours là, quelque part, au fond de toi. Je pense que cette envie est la bonne, si ténue soit-elle. Tu pourrais discuter avec lui, vous pourriez vous expliquer, tu pourrais faire la paix avec ce passé.

Tom croisa les bras et rouvrit les yeux pour les braquer sur le sol du métro filant à toute vitesse à travers les boyaux de la terre.

— Il est probablement mort, avec la quantité d'alcool qu'il ingérait chaque jour.

— On ne sait jamais... Tom... Dis-moi ce que tu crains vraiment. Je te connais trop pour ne pas voir que tu me caches quelque chose.

Il vit les yeux de son frère s'embuer soudain, il tourna la tête afin qu'il ne le voie pas pleurer.

— Et s'il avait refait sa vie, comme maman ?

Sa voix se brisa, un sanglot secoua ses épaules. Litmus l'étreignit ; Tom enfouit le nez dans son cou, laissant libre cours à ses larmes. Le plus jeune comprit alors le plus grand handicap de Tom : sa peur d'être oublié, abandonné. C'était cette terreur enfantine qui ne l'avait jamais quitté, paradoxalement à son obligation de grandir et mûrir plus vite que la moyenne, vu sa situation familiale. Négligé par ses deux parents, Tom était terrifié à l'idée d'apprendre qu'ils avaient refait leur vie sans lui. Plutôt que d'en vouloir à son père pour l'enfer qu'il lui avait infligé, il avait peur qu'il soit allé de l'avant après sa fugue. Litmus resserra ses bras autour de Tom.

— Je te t'abandonnerai jamais, lui chuchota-t-il. Tu comptes tellement pour moi, Tom, plus que tout ce que tu pourrais jamais imaginer. Alors certes je ne suis pas ta mère ni ton père, et j'incarne peut-être la deuxième vie de notre mère, mais jamais, jamais je ne t'oublierai. Je ne peux pas envisager une vie sans penser à toi tous les jours, tu m'entends ? Tu es la seule personne dans ma vie, tu comptes plus que quiconque pour moi.

Tom le remercia d'une voix faible et chevrotante. Son frère lui caressait tendrement les cheveux, sans le lâcher, tâchant de créer autour d'eux une bulle d'amour et de tranquillité – au milieu d'une rame de métro, ce n'était pas chose aisée.

Une fois chez eux, Tom s'étendit sur son lit et s'endormit ; Litmus se coucha près de lui et saisit ses doigts entre les siens, les serrant fort pour ne pas les lâcher. Il sentait que Tom avait besoin de sentir sa présence, de percevoir la chaleur rassurante de son corps et son attention entièrement tournée vers lui. Il avait besoin de se sentir important aux yeux de quelqu'un, et à cet instant, seul son frère pouvait combler le vide en lui.

•••

Le lendemain, ils s'éveillèrent tous les deux dans le lit de Tom, allongés sur les draps et encore tout habillés ; leurs mains ne s'étaient pas séparées une seule seconde. Ils s'attablèrent pour le premier repas de la journée : Tom était pensif, scrutant du regard son muesli et la pomme posée à la gauche de son bol.

— Je vais le faire, déclara abruptement le londonien.

Sous sa chevelure frisée, Litmus lui adressa un regard intrigué.

— Vraiment ?

— Vraiment.

— Wow ! Quel bond en avant, s'extasia-t-il.

Tom se dessina un sourire timide :

— Tu as raison, ça me fera du bien.

Après leur petit-déjeuner, ils cherchèrent sur Internet un homme répondant au nom de Clark Richards : des centaines de résultats s'affichèrent sur l'écran de l'ordinateur, et Tom entreprit d'éplucher un à un les comptes Facebook apparaissant, les écartant chacun leur tour en voyant la photo de profil ou un post sur leur page d'accueil. Il y passa la matinée, sans succès. Il n'avait pas le souvenir que son père ait le moindre équipement électronique, il était plutôt du genre à s'appuyer sur les basiques auxquels ont pouvait se fier les yeux fermés.

Il se frotta les yeux, fourbu de sa nuit peu reposante étant donné tous les cauchemars qu'il avait faits sans arrêt. Litmus posa sans un mot sur la table une gamelle de pâtes au pesto.

— Toujours rien ?

— Je ne sais pas comment je vais faire.

— Faut voir, peut-être qu'il a un compte qui n'apparaît pas sur ton moteur de recherche. Il faudrait regarder directement sur l'application.

C'est ce que fit Tom. Et, alors qu'il arrivait au bout de la liste des Clark Richards, il tomba en arrêt devant le visage rond de l'homme qui l'avait plus ou moins élevé, un sourire accroché de travers aux lèvres, un bob de pêche vissé sur le crâne et des lunettes de soleil aux montures bleu vif dissimulant ses prunelles aux reflets roux.

AzurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant