Le soleil n'était même pas levé, que la ville s'éveillait doucement. Il régnait encore un silence parsemé de temps à autre du crissement du tramway, d'un bruit de moteur ou du klaxon d'un bâteau quittant le port. Si la plupart des citadins dormait encore, les mouettes, en tant qu'âmes protectrices de la ville, avaient déjà entamé leurs rondes. Elles se laissaient planer au-dessus du chateau, en contemplant l'étendue de mer qui leur faisait face, descendaient jusqu'à frôler l'eau de leurs pattes, puis, d'un seul coup, viraient vers le centre-ville d'un grand battement d'ailes, afin de rejoindre un quelconque toit d'immeuble, en guise de perchoir, d'où elles pourraient avoir un oeil sur la vie s'éveillant doucement en contre-bas.
Il faisait froid, mais cela ne dérangeait pas Lucie. Au contraire, chaque fois qu'elle en avait l'occasion, elle sortait dans la fraîcheur du matin, se délectant de l'air sec et pur et inspirant à grand poumon, comme si c'était la dernière fois que ce plaisir l'eut été donné. Elle marchait alors tranquillement, un pas après l'autre, et, tout en se concentrant sur la sensation de ses muscles engourdis, elle appréciait la caresse d'un légère brise sur son visage. C'était son rituel ; toujours le même chemin. Elle sortait de chez elle, puis, prenait la route de la corniche et longeait l'Arsenal, pour traverser le pont de Recouvrance. A cette heure-là, les voitures qui la croisaient étaient encore rares, et de toute façon, même le bruit crissant des premiers tramways en service n'arrivaient à la sortir de ses pensées.Tandis que la jeune femme observait en détail les paysages qu'elle connaissait si bien de part cette marche quotidienne ; - le pont et ses fresques, vestiges d'un artiste désireux d'égayer le béton terne des piliers, les mouettes se pourchassant au-dessus du port militaire, les reflets changeants de l'eau, tantôt rosés, lorsque le lever de soleil annonce une journée de beau temps, tantôt vert-de-gris lorsque le temps est couvert et que le soleil est d'humeur à se cacher derrière les nuages,... - ses pensées vagabondaient dans un ailleurs bien lointain, un monde dont elle en était la seule créatrice, mais dans lequel, il lui arrivait de s'égarer.
Mais aujourd'hui, lundi, un sentiment autre que le simple plaisir de marcher de bonne heure, et d'observer la ville s'activer peu à peu, l'habitait toute entière. Elle ne savait si ce sentiment la rendait heureuse, mais il lui donnait l'impression qu'elle était sur le point de faire quelque chose qui changerait la donne, quelque chose qu'elle pourrait peut-être tout aussi bien regretter. Elle n'avait pas réfléchis un instant. La jeune femme s'était levée avec le sentiment quelle devait partir. Et c'est ce même sentiment qui dirigeait ses pas vers le port de commerce. Elle marchait plus vite qu'à l'accoutumée, sans doute parce que, cette fois, un vrai but se dessinait dans son esprit, une idée s'ancrait profédemment en elle, la maintenant consciente et alerte. Tandis que les mètres s'engloutissaient sous ses pieds, Lucie commença à se rendre compte qu'elle éprouvait une certaine appréhension. Elle qui d'ordinaire était du genre à penser à toutes les possibilités, à prévoir toutes les conséquences, et à tout retourner encore et encore dans sa tête, jusqu'à prendre une décision qui ne pouvait qu'être mûrement réfléchie, se trouvait déstabilisée.Tandis que la jeune femme commençait à s'interroger, ses pas l'amenèrent peu de temps après sur un embarcadère. Elle s'arrêta net, et pendant quelques minutes, à mesure qu'elle observait l'activité qui régnait sur cette partie du port, nullement perturbée par sa présence ; - les engins qui défilaient d'un bout à l'autre, disparaissant dans un bâtiment de tôle et surgissant à nouveau, portant des caisses de marchandises, les hommes qui se saluaient, échangeaient quelques mots en criant d'un bâteau à l'autre, les gens qui venaient de toute part, garaient leur voiture, et se pressaient, portant un simple sac à dos ou un sac de voyage, - elle sentit sa détermination s'envoler tout à fait. La jeune femme ne savait que suivre, sa raison ou le sentiment qui lui intimait d'agir maintenant. Ce choix, désormait, lui pesait. Elle n'aurait su décrire ce qu'elle ressentait, mais une partie d'elle avait peur. La peur que cette occasion ne se représente plus jamais, comme s'il n'y avait qu'un seul moment possible pour la saisir, et que ce moment était arrivé. La peur lui était redoutable, et elle se retrouvait ainsi, paralysée, au milieu d'un embarcadère désormais fourmillant, ne sachant que faire ni quoi penser.Tout d'un coup, son corps s'ébranla. Elle n'avait pas choisi, mais pourtant, sans le savoir, sa décision était prise ; peut-être son subconscient avait-il pris le relais ? Il était trop tard pour réfléchir. Elle courait maintenant, se frayant un passage entre les machines et les employés, pour rejoindre la foule qui se rangeait désormais en file indienne devant un bâteau de taille moyenne, entièrement blanc, hormis quelques liserais bleu et le jaune de l'inscription "Penn Ar Bed". Déjà les premiers passagers montaient, aidés par deux marins, pendant que deux autres s'occupaient d'embarquer les caisses de marchandises et les plus gros baggages. Lucie acheta un billet in extremis, prit la main que lui tendait un des deux marins, et s'engouffra à l'intérieur. Elle était la dernière. Elle laissait derrière elle la ville de Brest, et ses premiers embouteillages.
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Une vie de silences
Krótkie Opowiadania"Le soleil n'était même pas levé, que la ville s'éveillait doucement. Il régnait encore un silence parsemé de temps à autre du crissement du tramway, d'un bruit de moteur ou du klaxon d'un bâteau quittant le port. Il faisait froid, mais cela ne déra...