Lucie sortit sur le pont. Un vent océanique la saisit, s'engouffrant par les moindres interstices que ses deux couches de lainage n'arrivaient à combler. Elle referma par-dessus son coupe-vent ; elle sentait un courant d'air froid se déplacer le long de sa colonne vertébrale.
" - Excusez-moi, - la jeune femme n'avait même pas remarqué l'homme qui se tenait à ses côtés, appuyé contre la rembarde, - vous devriez rentrer à l'intérieur, vous avez vraiment l'air d'être frigorifiée.
- Ne vous excusez pas, ça va aller, merci, répondit-elle distraitement, tandis qu'une nouvelle raffale de vent balayait rageusement ses cheveux." C'était ce genre de vent froid et sec, qui vous ramenait à la réalité à la façon d'une gifle.
La jeune femme commença alors à prendre conscience de ce qui l'entourait. La plupart des gens présents avec elle sur le pont extérieur, n'étaient que des voyageurs d'un jour. Il y avait là des familles profitant d'une belle journée pour s'octroyer un moment de détente ; grands-parents, parents et enfants étaient réunis, et, tous avaient sur leur dos, ou à leurs pieds, leur sac à dos, dans lequel se trouvait certainement de quoi pique-niquer en toute tranquilité. Dans un coin, discutant autour d'un café, se trouvait un groupe majoritairement composé d'hommes. Ils étaient une dizaine et la discussion allait bon train. Les quelques femmes présentes prenaient plaisir à écouter les taquineries de leurs compagnons masculins et y contribuaient de leurs rires éclatants. Si, posés tout autour d'eux dans un grand cafarnaüm, il n'y avait pas eu ces grands sacs noirs, desquels dépassaient le bout d'un télescope ou d'un tout autre instrument servant à l'accomplissement de recherches scientifiques, Lucie les auraient vus comme un groupe d'amis partis en excursion, loin du remue-ménage de la vie sur le continent.
Enfin, son regard s'arrêta sur l'homme qui l'avait interpellé quelques minutes plus tôt. Il était grand, de carrure moyenne, la trentaine. Entre ses mains dont on pouvait distinguer les veines, il tenait un appareil photo. Il semblait hypnotisé par la contemplation de l'horizon, à la recherche de l'élément à saisir, du moment de beauté éphémère qui s'offrirait à ses yeux de photographe, habitués à voir l'invisible pour le commun des mortels.
"Il a raison de faire ce qu'il fait ; il est l'oeil de ceux qui ne voient pas, pensa t-elle, la plupart des gens ne se rendent pas compte de la beauté de ce qui les entoure. Ils ne savent plus apprécier un coucher de soleil dans la chaleur d'un soir d'été, lorsque les grillons sont les seuls à rompre le silence par leurs chants saccadés. Ils savourent encore moins le lever de soleil, tellement pressés par cette journée de travail qui les attend."
Tandis que dans sa tête, se construisait tout une réflexion, le bâteau commença à ralentir et semblait prêt à manœuvrer. On arrivait à destination. Ouessant.Les passagers descendaient maintenant. Lucie était parmi eux, et suivait le mouvement. Dès quelle en eut l'occasion, la jeune femme partit d'un pas rapide, n'attendant personne et n'ayant pas de sac à récupérer. Elle prit la seule route principale, celle qui menait au bourg, se laissant guider par ses pieds. A force, ils connaissaient le chemin ; rares étaient les voitures sur l'île, et, les habitants, comme les touristes, avaient pris l'habitude de se déplacer à pied ou en vélo. Elle eu rapidement trop chaud, et se défit de son coupe-vent. Il régnait une sorte de micro-climat sur l'île, et de ce fait, on avait parfois l'impression que le vent était inexistant. Malgré tout, Lucie se souvenait de certaines tempêtes hivernales, où il valait vraiment mieux rester à l'abri. Petite, elle passait toutes ces vacances chez ses grands-parents, et une fois, alors qu'elles rentraient après avoir passé l'après-midi chez une amie de sa grand-mère, le temps changea brutalement et le ciel se couvrit de nuages menaçant, suivit du vent se leva, glacial, à vous en geler les doigts et fort à faire coucher un arbre d'une seule raffale. Elles avaient ainsi marché sous la pluie, puis la grêle, ralenties par un vent abominable, et, une fois rentrées, toutes deux s'étaient plongées dans un bain d'eau chaude, afin de réchauffer en priorité, leurs mains et leurs pieds, qui s'étaient raidis et avaient pris une teinte violacée. La semaine suivante, la toute jeune Lucie, qui devait avoir cing ou six ans à l'époque, fut forcée de rester clouée au lit, sous l'effet d'une fièvre mémorable.
Elle dépassait maintenant le panneau indiquant : "Lampaul", traversa le plus rapidement possible le petit bourg. Elle eu juste le temps de constater que rien n'avait changé ; l'église de Saint-Pol-Aurélien était toujours là, semblable à elle-même et certainement semblable à celle qu'elle était un siècle auparavant, il y avait toujours les mêmes petites boutiques et les mêmes habitués qui se retrouvaient au pub, prenant un coup pour se mettre en bouche. Il était presque midi, et il restait encore à Lucie, une bonne demi-heure de marche afin de rejoindre l'autre côté de l'île. Elle ne faisait pas réellement attention à ces paysages qui lui étaient que trop bien familiers, pourtant, la jeune femme regrettait de ne pas pouvoir s'arrêter pour observer le vol des grives ou les nuances de bruyères mêlées de fleurs sauvages. Comme plus tôt dans la matinée, une sensation de peur irrepressible s'insinuait en elle, et l'incitait à se rendre au plus vite à destination. Elle passa le dernier calvaire. Le phare du Creac'h était bien en vue. La jeune femme vira à droite, prenant un petit chemin de terre qui aboutissait à un vieux portail, bleu éclatant dans sa jeunesse, et qui n'était plus que bois usé par l'âge et peinture écaillée. La maison était là. Tout comme son portail, elle ne payait pas de mine, mais sa vue suffit à Lucie pour se détendre tout à fait. Elle avait toujours considéré cette vieille bâtisse comme sa maison, et, aujourd'hui, elle lui offrait plus qu'un toit sous lequel s'abriter ; elle était de nouveau son refuge, comme au temps où Lucie n'était encore qu'une enfant. Ses souvenirs revenaient, et, avec eux, l'endroit où l'on cachait toujours le double des clés. La jeune femme se dirigea alors vers un coin du muret, et, entre les feuilles de lierre et la terre, elles distingua un éclat argenté. Elles aussi n'avaient pas bougé. Lucie s'en saisit, fit face à la porte pendant quelques minutes, et tourna d'un geste vif la plus petite des 3 clés, - les deux autres servant à ouvrir le cabanon au fond du jardin et l'atelier - dans la sérrure, et ouvrit la porte.
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Une vie de silences
Historia Corta"Le soleil n'était même pas levé, que la ville s'éveillait doucement. Il régnait encore un silence parsemé de temps à autre du crissement du tramway, d'un bruit de moteur ou du klaxon d'un bâteau quittant le port. Il faisait froid, mais cela ne déra...