Fait de roses et de lilas

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Rien.

Il ne reste plus rien.

Plus une seule miette. Je fixe l'assiette vide d'un regard désespéré.

- Excusez-moi... est-ce possible de me resservir ?

- C'est un buffet à volonté madame, vous pouvez vous resservir autant que vous le voulez.

- Mais... c'est déjà ma quatrième assiette.

- Madame vous... vous allez bien ?

- C'est ma quatrième assiette... 

- Madame ? Comptez-vous en reprendre ? Il y a des gens qui attendent derrière vous... 

- Je vais reprendre des brochettes s'il vous plaît. Des tempuras, des krusty au fromage, du riz, des nouilles, beaucoup de sauce aussi, du canard laqué. Je... je pourrais revenir pour un dessert avec tout ça ? 

- O...oui madame. 

Mon assiette en mains, transpirant sous mon immense polaire, ma capuche et mes épaisses lunettes de soleil, je me traîne jusqu'à ma table lorgnée par des regards indiscrets. Je porte une bouchée à mes lèvres, puis une autre, jusqu'à terminer ma quatrième assiette, les épaules voûtées et la tête basse. Dans la rumeur de ce restaurant chinois, dans les cris d'enfant et les réprimandes de parents désabusés, je ne suis plus qu'une ombre. Un point à la fin d'une phrase, la drôle de fille qui porte des lunettes de soleil à l'intérieur mais qu'on oublie car elle n'a pas d'importance. Je me reflète dans leurs yeux et leur propre intérêt pour ma personne devient le mien. 

Je souhaiterais, de tout cœur, pouvoir m'oublier. 

Mais lorsque je pousse la porte de ma chambre d'hôtel et que je me retrouve seule, impossible d'oublier que je suis là. C'est incroyable comme on peut penser que c'est dans la joie qu'on se reconnaît le plus. Toutes ces années de bonheur, j'ai cru savoir qui j'étais. Ces quelques jours de malheur redéfinissent tout. Dans le chagrin, mon être se matérialise devant moi. J'ai conscience de chaque souffle, chaque battement de cil, le frôlement du tissu contre ma peau, tout est désolation. Tout ce qui me concerne me devient insupportable. 

Insurmontable. 

Alors je me fonds dans la foule et j'oublie avec eux. Je termine le troisième repas de cette journée avec un copieux dessert. Au programme de ce dixième jour de néant : me promener dans la ville. Je m'arrêterai dans n'importe quelle boutique pour dépenser ce qui aurait pu me paraître si intéressant avec la carte noire sans plafond que Louis m'a laissé derrière lui. Mais lorsque je visite des boutiques de vêtements, des librairies, des centres commerciaux, je me rends compte que je n'ai pris la peine de ne m'intéresser à rien. À part des graines hors de prix pour entretenir des fleurs que n'apprécie plus, je ne désire rien acheter. Pourtant je prends. Les vêtements, les livres, les graines. J'accumule des biens inutiles dans une chambre d'hôtel que je ne fréquente presque pas. Quelquefois, mes déambulations me mènent à l'entrée de ma fac et je suis tentée d'y retourner. 

Je suis tentée de tout reprendre, recommencer une nouvelle fois dans un élan qui se dissipe en soupir. 

Quelques fois, mes promenades solitaires me guident jusqu'au repaire. 

Cette fois seulement, après quelques jours, peut-être quelques semaines, je suis allée de moi-même au 5 rue du boulevard. C'est un très beau bâtiment, quelque peu ancien mais toujours aussi propre et attirant. Un petit perron mène à une grande porte vert-de-gris avec un somptueux encadrement blanc et finement sculptée. J'ai souvent eu l'impression d'entrer dans une sorte d'hôtel particulier en venant ici. Je m'y suis vite sentie à mon aise. Mais si j'ai toujours très bien visualisé cette magnifique porte d'entrée, j'essaie de me souvenir l'intérieur, l'accueil, la salle d'attente. Quelle peinture ? Quelle disposition ? Je tombe directement sur un ou une assistante qui est très aimable ou au contraire, qui est méprisante ? Peut-être bien que je ne les croise jamais. Je tente de me souvenir des autres patients. En quelques mois de suivi médical, je devrais avoir croisé des habitués, je devrais avoir croisé quelqu'un. 

Les Fleurs SolitairesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant