Première partie

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« Je t'en supplie, Léonora, aie pitié... »

Pitié ? Pour un être abject tel que lui ? Quelle bonne blague.

Un rictus étira les lèvres de ladite Léonora et un éclat amusé brilla dans ses prunelles émeraude, tandis qu'elle s'éloignait de cet homme qui la suppliait de l'épargner. Qu'il était mignon, à pleurer et prier pour sa compassion. Pourtant, il savait bien qu'elle n'en avait aucune pour les créatures comme lui.

Sa joie disparut. La petite voix stridente du traître et l'odeur de sa peur lui donnaient envie de vomir. Brutalement, elle se retourna, planta sa lance dans son dos, attendit que la flaque de sang atteignît ses propres pieds pour retirer l'arme, s'éloigna. Elle sortit un chiffon de sa botte et essuya sa lame comme on aurait fait la vaisselle.

En s'avançant vers le pont de son bateau, Léonora fit signe à l'un des membres de son équipage pour qu'il s'occupât du cadavre – le jeter à la mer suffisait, son corps nourrirait l'océan – et nettoyât le plancher. Elle s'arrêta à la rambarde contre laquelle elle posa sa lance avant de s'accouder.

Léonora observa l'horizon derrière les vagues avec beaucoup d'ennui : où était donc cette terre orientale promise par les albeyars ? Elle souffla, lasse. Voyager en bateau l'agaçait, le paysage était toujours le même, elle avait l'impression de rester sur place. Il était temps de découvrir de nouvelles choses, de fonder sa propre société et son propre pays, comme le lui avait demandé sa mère lorsqu'elle était sur le bûcher.

« Léonora, tu as encore exécuté quelqu'un sans jugement ? »

L'interpellée tourna la tête vers Laurio Wisdom, son vassal. Ravie de le voir, elle retrouva sa bonne humeur et vint auprès de lui à pas félins, se moquant bien des reproches et leçons qu'il lui faisait. Comme depuis toujours.

« Non, non, tu restes à ta place, la prévint son vis-à-vis en fronçant les sourcils et agitant un doigt menaçant sous son nez. Je ne plaisante pas. Pourquoi avoir exécuté Zeries ainsi ?

– Tu sais très bien pourquoi. Il a violé Ledio. Quel chef ferais-je si je ne punissais pas ceux qui s'en prennent aux miens, même si ce sont d'anciens compagnons d'armes en qui j'avais confiance ? »

Laurio détourna tristement le regard en pensant au jeune Ledio. Léonora s'adoucit soudain, ayant conscience de la sensibilité ainsi que du sens du devoir de son vassal : il ressentait facilement la peine des autres, il était le premier à leur tendre la main, mais il détestait également que la chef prît des décisions ainsi, seule, sans concerter qui que ce fût auparavant. Quand elle faisait cela, elle ne valait guère mieux que Celys Regna, Léonora elle-même le savait, et pourtant...

Elle attrapa la main de Laurio pour la presser avec une grande délicatesse, qui contrastait beaucoup avec la sauvagerie dont elle avait fait preuve plus tôt. Il était ce que Léonora avait de plus cher et précieux en ce monde, il méritait toute la douceur dont elle était capable, elle ne l'accordait qu'à lui. Et c'était en lui, en cet homme dont elle était tombée follement amoureuse, qu'elle avait le plus confiance. Elle détestait le décevoir.

« Même le plus horrible des assassins mérite un procès, souffla-t-il. Nous ne valons guère mieux que Celys si chacun d'entre nous juge et que nous exécutons seuls.

– Je sais. J'ai agi trop rapidement, maugréa-t-elle pour toute réponse – finalement, elle n'appréciait pas qu'il lui fît la morale.

– Je ne serai pas toujours là pour te maîtriser alors apprends vite à te contrôler toute seule. »

La jeune femme darda ses prunelles émeraude, embrasées, sur son conjoint. Lui, haïssait quand elle ne réfléchissait pas avant d'agir, elle, détestait l'idée qu'il mourût un jour. Pourtant, il n'était pas plus immortel qu'elle ne l'était ; la mort les rattraperait bien un jour, et ce même si elle ne prenait pas les traits de Celys.

« Léo, ne me regarde pas comme ça, s'amusa-t-il tout à coup en lui donnant une pichenette sur le front. Je suis encore jeune et vaillant, tu vas me supporter encore longtemps, je te le promets. »

Lentement, un fin sourire aux lèvres, elle secoua la tête d'un air exaspéré. Sentant qu'il n'allait pas la repousser cette fois-ci, elle se rapprocha et enfouit son nez dans son cou, afin de se délecter de son parfum et de sa chaleur. Elle le pressa davantage contre elle.

Malgré son tempérament capricieux et brutal, Laurio restait auprès d'elle. Léonora avait conscience de sa chance, de son bonheur. Il la rendait heureuse depuis longtemps. Ils avaient quinze ans quand ils s'étaient révélés leurs sentiments amoureux, dix-neuf lorsqu'ils avaient fait vœu de fidélité éternelle. Leur couple était une évidence. Ce genre d'amour n'était pas commun pour eux, encore moins pour leur société. Ils l'expérimentaient, maintenant que leurs parents avaient troqué leur apparence de dragons pour fuir l'arrosdrane et étaient devenus des humains.

L'arrosdrane. Un mal, une horreur, qui se déclare dans les glandes pyrothermiques de leur gorge et de leur estomac, qui se développe jusqu'à entraver leur voix et leur appétit. Ils en perdent la raison et, finalement, la vie. Aucun remède n'est connu.

Penser qu'une telle tumeur avait presque eu raison de l'ancestrale race des hydris avait quelque chose d'amusant. Ces majestueuses créatures vieilles de nombreux millénaires, les premières à avoir percé les secrets de la magie, à l'avoir utilisée, qui l'avaient enseignée à d'autres êtres, voilà qu'ils ne parvenaient pas à éliminer une maladie !

Certains d'entre eux, menés par Celys Regna Lohedra, avaient alors troqué leurs écailles contre de la peau, leurs griffes contre des ongles, leur grande taille contre une petite, avaient perdu leurs ailes au profit de mains, de cheveux, d'une voix, de la capacité à chanter et danser. Avec leur physique, leurs gènes, leurs organes... leurs habitudes changeaient également. Même leur manière d'utiliser le feu n'était plus pareille : auparavant, ils le crachaient, à présent, ils usaient de la magie ou frottaient des branches ou des pierres pour le fabriquer.

Celys Regna, la cadette des Lohedra, avait charmé les siens et soumis ses aînés les six autres Lohedra, dont Esther Draesar, la mère de Léonora. Bien vite, elle était devenue la reine des hydris devenus humains. Encore plus vite, elle avait été sacrée reine des peuples de Daemobia. En un battement de cil, elle avait dominé le monde. Les peuples humains de leur contrée la vénéraient, ceux des autres landes aux alentours l'adorèrent par la suite. C'était cela, ou une torpeur mortelle.

Il n'y avait plus que cette terre où Léonora se dirigeait avec son équipage de bannis, loin des neiges éternelles de Daemobia et des landes immenses de Daitoya, qui ne subissait pas le pouvoir de Celys Regna Lohedra. Sa propre tante... La jeune femme serra les dents et les poings en songeant à leur lien familial : comment aurait-elle pu l'accepter ? Elle refusait d'être la nièce d'une créature qui avait exécuté sa propre sœur, menacé ses frères, chassé tous ceux qui s'opposaient à elle, démoli des villes, brisé des innocents. Oh, elle était leur reine, ils lui devaient obéissance... ainsi étaient les choses lorsqu'ils étaient encore des hydris : le plus fort régnait. Celys Regna Lohedra était la plus puissante de tous les hydris, de tous les Lohedra. Et à présent qu'ils étaient devenus humains ?

Ils connaissaient les mots, l'art, l'amour. Et avec tout cela, une sensibilité dont était dépourvue leur reine. Ils étaient des dracoriens à présent, un peuple humain : idéalement, le plus sage devait régner. Une personne apte à juger, pardonner, comprendre. Celys était née hydrei, avait grandi en tant que telle, et malgré avoir eu la sagesse d'abandonner leur apparence originelle, elle ne pouvait pas envisager toutes les autres possibilités qu'offrait leur nouvelle société – mais Léonora, elle, vivait avec toutes ces émotions si puissantes et si belles, c'était elles qu'elle défendait. Tout comme l'avait fait sa mère, Esther Draesar Lohedra.

Léonora était forte, mais elle avait courbé l'échine face à sa tante. Elle ne la courberait plus jamais. Et si elle devait déguiser sa puissance de proverbes, de réflexions, d'illusions éloquentes et autres artifices de l'esprit, elle le ferait.

Le chef d'équipage se lova davantage contre son époux. Celui-ci leva les yeux, ces si splendides iris dorés, vers elle, lui sourit avec tendresse. Rien n'était plus beau que lui, que son amour, Léonora le savait. Avec lui, elle bâtirait un nouveau monde, sur lequel elle régnerait avec sagesse.

Depuis les ténèbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant