Cela fait trois mois qu'il s'est réveillé, trois mois qu'il m'a oublié et que je ne suis plus que l'ombre de moi-même. Au début, je suis resté près de lui, je ne voulais pas le quitter, je voulais l'aider à se remettre, faire renaitre les sentiments qu'il avait pour moi. Seulement, son cerveau m'a associé à la peur et à la douleur, alors à chaque fois que j'étais près de lui, il faisait de violentes crises de panique et plus le temps passait, pire c'était. Alors j'ai pris la décision la plus difficile de toute ma vie. Je l'ai quitté, je l'ai laissé derrière moi, heureux et en bonne santé et même si cela m'a brisé le cœur, ça m'a donné la force de ne plus revenir vers lui.
Je ne le croisais jamais avant toute cette histoire, mais aujourd'hui, j'ai l'impression qu'il ne se passe pas une journée où je ne croise pas sa route. Comme si le destin avait décidé de cruellement me rappeler jour après jour que je l'ai perdu, que pour lui je ne suis qu'un étranger qui le met mal à l'aise et le fait souffrir.
J'ai eu du mal à me lever ce matin, c'est comme ça tout le temps, je n'arrive pas à quitter mon lit, notre lit, celui qui a abrité notre histoire et m'a rendu heureux. Malgré les mois qui ont passé, j'ai encore parfois l'impression de sentir son parfum sur les oreillers et alors c'est comme s'il était près de moi et que rien n'avait changé.
Je veux être heureux, il est en vie, en bonne santé et ceux qui ruinaient sa vie croupissent en prison. Je suis son passé maintenant, un passé dont il ne se rappelle de rien et c'est mieux comme ça. Il est heureux et je ne veux pas lui imposer ces souvenirs, même si c'est moi qui souffre.
D'avoir tant tardé à me lever, à ruminer tous ces souvenirs, je suis en retard pour mon premier cours et je marche rapidement pour tenter de limiter les dégâts. Pour ça je passe par l'université d'économie qui est le chemin le plus court pour me rendre à la mienne. Je lève les yeux et mon cœur rate un battement, ma gorge se serre et l'envie de me jeter dans ses bras fait que je dois contracter chacun de mes muscles pour me contrôler. Il est là, devant moi, il approche en marchant tranquillement, mais comme toujours, il ne me regarde pas.
Je n'arrive pas à le quitter des yeux alors que l'on va se croiser. D'ailleurs, je finis par m'arrêter pour avoir tout le loisir de l'observer de haut en bas. Il est beau, son visage est détendu, il est fier et se tient droit alors que sa bouche mime les paroles de la chanson qu'il est en train d'écouter.
Ne pas prendre sa main quand il passe à côté de moi, ne pas l'appeler pour qu'il lève les yeux sur moi, ne pas montrer combien son indifférence me tue à petit feu. L'amour que je ressens pour lui menace d'exploser quand son parfum m'enveloppe comme un cocon chaud et familier, je voudrais tellement qu'il me serre dans ses bras.
Je prends le risque de me retourner, pour le regarder s'éloigner, même si je sais que ça va me blesser encore plus. Seulement, il est totalement immobile à quelques mètres de moi, me tournant le dos. Un instant, l'espoir fait bondir mon organe vital et j'espère qu'il va se retourner, mais il secoue rapidement la tête avant de reprendre sa route.
Je baisse les yeux, regarder Fluke s'éloigner de moi me fait toujours aussi mal. Je me fiche d'être en retard en cours, soudain, j'ai juste envie de retourner me coucher pour pouvoir déprimer en paix. Je veux aller voir Fluke, le secouer jusqu'à ce que ses souvenirs reviennent, jusqu'à ce qu'il me regarde de nouveau avec tendresse et amour et non plus avec froideur. Je veux sentir ses lèvres se poser contre les miennes et ses bras s'agripper à moi pour me maintenir coller contre lui.
Je regarde les canettes de bière posées sur ma petite table, je suis assis sur le sol, le dos contre mon lit. Comme à mon habitude, la télé est allumée mais sans le son. Avec l'alcool coulant dans mes veines, c'est plus facile d'imaginer Fluke endormi dans mon lit, alors je prends bien soin de ne pas me retourner pour ne pas juste trouver le vide et m'effondrer.
Le paquet encore emballé est posé à côté des canettes, l'emballage commence à s'abîmer, mais je ne veux pas l'ouvrir, alors je me contente de faire des suppositions, j'essaie d'imaginer ce qu'il a voulu m'offrir. Je ne me rends même pas compte que je suis en train de pleurer, je sais que je suis en train de craquer, que je n'arrive pas à remonter la pente car pour ça, il faudrait que je l'oublie et j'en suis incapable. Je suis resté dans cet appartement où quelques affaires de Fluke traînent encore, parce que j'espère toujours qu'il vienne toquer à la porte pour me retrouver. Seulement ce n'est jamais arrivé et ça n'arrivera probablement jamais.
Mes amis me poussent à déménager, à quitter tous ces souvenirs et à reprendre ma vie en main. Bientôt je partirai pour mon stage de fin de cursus, je partirai loin d'ici et ça me brise complètement. Un coup à la porte me fait sursauter et je grogne en me levant difficilement, me demandant qui peut bien venir me déranger à cette heure-ci.
Quand la personne qui a toqué apparaît devant moi, je me demande si je n'ai finalement pas trop bu. Sinon comment expliquer que Fluke soit devant moi, un petit sourire nerveux sur le visage, alors que pour la première fois depuis trois mois, il me regarde dans les yeux. "Il y a une tradition en occident... à la période de Noël quand ils passent sous une branche de gui alors ils s'embrassent pour se porter chance." Je l'écoute attentivement et je me rends compte que l'on est le 25 décembre ce soir. Pourtant, aussi intéressante soit-elle, je ne comprends pas pourquoi il me raconte cette histoire. Je me gratte l'arrière de la tête en faisant sûrement une drôle de tête car il a un petit rire avant de lever les yeux avec insistance vers le haut de ma porte. Je suis son regard et ma bouche s'entrouvre quand je découvre qu'il a accroché une branche de gui juste au-dessus de ma porte.
Sa main se pose sur ma joue et avant que je ne puisse poser la moindre question, il pose ses lèvres en douceur sur les miennes. La sensation me donne l'impression d'une grande bouffée d'air frais. Je peux respirer à plein poumon après des semaines en apnée, je revis alors que mon monde semble retrouver ses couleurs. Le baiser est tendre, doux et lent, aucun de nous n'a envie de le rompre et c'est hors d'haleine que l'on s'éloigne à contre cœur pour pouvoir respirer un peu.
Aussitôt, il me serre contre lui, ses bras s'enroulent autour de mes hanches et c'est tout naturellement que j'entoure son cou des miens pour lui rendre son étreinte. Il cache son visage contre mon cou et je l'entends prendre une profonde inspiration, comme s'il se délectait de mon odeur. "Je suis désolé de t'avoir oublié." J'ai l'impression d'avoir mal compris, mais mon cerveau sait déjà et je retiens difficilement mes larmes. Il me serre un peu plus fort contre lui, comme pour se faire pardonner les moments difficiles que j'ai vécu, mais je ne lui en veux pas, je sais très bien que ce n'est pas de sa faute.
C'est à mon tour de me cacher contre son cou, complètement submergé par les émotions. J'ai peur de rêver, j'ai peur de me réveiller et d'être seul devant ma petite table. Pourtant, la chaleur de sa peau contre ma joue et l'odeur de son parfum sont beaucoup trop réelles pour que ce soit un rêve. "Tu te souviens de tout ?" Je l'entends renifler et je me rends compte que l'on pleure tous les deux.
Il secoue rapidement la tête et je fronce les sourcils un peu perdu. "Je me souviens de toi, juste de toi." Sa réponse me suffit, même si ses souvenirs doivent être un peu flou, je m'en contenterai, je ne suis plus un inconnu pour lui et c'est tout ce qui compte pour moi. "Maman m'a cuisiné un Massaman et... je me suis rappelé de ce jour-là, quand on a fait l'amour pour la première fois. Ensuite, les souvenirs sont revenus petit à petit et tout à l'heure quand je t'ai croisé... j'ai su."
Je me note à moi-même que je dois absolument remercier sa mère. Sans elle, sans sa cuisine, alors il ne serait pas dans mes bras actuellement. "Est-ce que... tu m'aimes toujours ?" Je ne sais pas si je survivrai si ce baiser n'était en fait qu'un baiser d'adieu, alors je préfère l'imaginer me quitter définitivement plutôt que de me faire de faux espoirs.
"J'ai l'impression que je t'aime encore plus qu'avant. Et toi ?"
C'est une explosion de joie à l'intérieur de mon cœur et je me redresse pour pouvoir le regarder avec amour et douceur. Je prends son visage entre mes mains pour que l'on puisse se regarder. Je caresse un instant ses joues avec mes pouces avant de lui sourire. "Je n'ai jamais cessé de t'aimer." Sur ces mots, je l'embrasse avec tout l'amour que je ressens pour lui, même s'il ne se souvient pas de tout, même si tout ne sera pas facile au cours des prochains mois, je suis sûr d'une chose, je ne le laisserai plus jamais s'éloigner de moi.