Le réveil qu'Adèle avait imaginé aux côtés de Jeanne ressemblait à tout sauf à ça. Elle s'imaginait ouvrir les yeux et découvrir le corps de sa bien aimée allongée sur sa poitrine, encore fatiguée de leur nuit d'ivresse. Elle se voyait laisser le bout de ses doigts parcourir son dos délicatement et passer sa main dans ses cheveux emmêlés, puis la réveiller avec des mots doux qui lui auraient demandé tant de courage à prononcer.Or ce qui les réveilla en sursaut toutes les deux fut les hurlements de l'équipage depuis l'extérieur. Adèle sauta sur ses deux jambes et s'habilla en vitesse avant même de chercher à savoir ce qu'il se passait. Elle attrapa du bout des doigts son chapeau de pirate ainsi que son épée puis s'empressa de sortir.
Et tout d'un coup, le chaos total.
Le pont du bateau était creusé à certains endroits par des boules de canon, à côté desquels gisaient quelques-unes de ses collègues. Le sang d'Adèle ne fit qu'un tour dans ses veines. Elle grimpa à l'étage où elle rejoignit Maria et prit place derrière le gouvernail, parée à lancer les ordres.
— C'est l'équipage de Bartholomé !
Les mots de Maria s'envolèrent aussi vite qu'ils firent sortis de sa bouche, emportés par les lourds bruits des canons.
La flotte de Bartholomé se trouvait encore loin mais ils réussirent tout de même à les attaquer précisément. Adèle connaissait bien ce pirate, trop bien même. Il leur avait déjà pillé un navire autrefois, il y a fort longtemps. Cette nuit-là, Adèle l'avait combattu. Ils se tenaient tous les deux sur une planche étroite qui reliait les deux bateaux, leur épée brandie vers l'autre, prêts à attaquer. Elle avait lancé la première offensive, et cela lui avait été fatal. Bartholomé avait anticipé son coup, il l'avait alors déjoué sans le moindre effort. Lorsqu'il eut levé son épée en l'air et qu'il l'eut abattu sur Adèle, la lame eut tranché sa peau au niveau de son œil. Par la grâce du ciel, cela n'avait pas endommagé sa vision, mais lui avait laissé une longue cicatrice sur le visage.
Elle sentit l'ancienne plaie désormais cicatrisée lui brûler la peau. Les poils sur ses bras se hérissèrent et son cœur battit à la chamade. Elle eut l'impression qu'elle s'apprêtait à servir la bataille de sa vie et que l'issue de ce combat changera sa vie à tout jamais. Elle sentit la fierté d'être capitaine remonter dans tout son corps, puis elle n'hésita plus. Elle tendit le poing dans l'air et déploya sa gorge :
— Chargez les canons ! Tirez !
Sous les ordres de sa capitaine, le Sunkanem ouvrit le feu sur l'équipage adverse. Un combat débuta entre les deux flottes, agitant les vagues enragées qui secouaient leur navire dans tous les sens. De l'eau inonda le pont et emporta tous les cageots dans son carnage.
L'adversaire avait gagné du terrain et se trouvait juste en face d'eux. Les premiers tirs de canon se firent entendre juste avant d'aller détruire la coque en bois du Jeanne, le bateau de Bartholomé. Soudainement, Adèle arrêta de respirer. Son regard se posa sur l'inscription peinte à l'avant de leur navire, qu'elle relut plusieurs fois dans sa tête afin d'être sûre qu'elle ne l'imaginait pas. Jeanne. Elle ignorait pourquoi Bartholomé l'avait nommé ainsi, cependant la coïncidence était trop grande, trop évidente. Comment cela se faisait-il que son navire se fasse attaquer par son ennemi après des années de paix ? Était-ce lié au sauvetage de Jeanne ? Ça ne pouvait pas...
Adèle était sur le point de donner de nouveaux ordres de défense et d'attaque lorsque Jeanne apparut sur le pont. Aussi dingue que cela puisse paraître, toutes les attaques ennemies cessèrent directement. Tous les regards furent dirigés sur elle; la plupart se demandant sûrement ce qu'elle faisait à s'approcher du bord du bateau comme ça. Or elle n'était pas effrayée, au contraire. Sa démarche était confiante, comme si le monde était à ses pieds. Son assurance prit davantage d'ampleur lorsqu'elle grimpa sur la rambarde, saisit l'une des cordes des voiles et se pendit à celle-ci, le corps penché vers la droite.
Adèle n'essaya pas de l'arrêter parce qu'elle se trouvait tout simplement estomaquée par la situation. Elle ne comprenait pas comment c'était possible qu'une attaque de pirate prenne fin si brutalement rien qu'à la vue d'une femme exilée. Elle resta là, les mains fermement agrippées au gouvernail, les muscles tendus.
Jeanne coinça la corde sous son aisselle afin d'amener ses deux mains sur sa bouche. Un son de chouette sortit d'entre ses lèvres et trancha en deux les derniers affolements dans les deux clans, faisant tomber les environs dans un silence d'après-guerre. Cette position lui donna un air triomphal, avec le vent qui souleva ses cheveux et fit voler sa chemise.
Puis, à la plus grande surprise des pirates, une réponse fut entendue. Ce ne fut pas n'importe quelle réponse, il s'agissait de Bartholomé lui-même. Ou presque. Sa silhouette se dessina dans le nuage de fumée qu'avaient créé les canons et se fit de plus en plus nette, jusqu'à ce qu'il se place lui aussi au bord de son navire. Adèle en eut presque des frissons tant il la dégoûtait. Ses longs cheveux noirs tombaient sur ses épaules dans un tas de mèches emmêlées, entourant son rond visage rempli de cicatrices de guerre. Son chapeau était définitivement en bien plus mauvais état que celui d'Adèle, témoignant de toutes les épreuves qu'il a affrontées durant sa vie sur les flots.
Sur son épaule, une chouette. Une chouette aussi grise que le ciel, possédant le même regard froid et sans cœur que Bartholomé. Et lorsqu'un second bruit se fit entendre, Adèle réalisa qu'il ne sortait pas de la bouche du pirate, mais du bec de la chouette. Ce cri-là était identique à celui qu'avait imité Jeanne. Puis Adèle comprit.
— Jeanne, marmonna-t-il, bon dieu mais que fais-tu ici ?
Adèle vit du coin de l'œil l'expression du visage de Maria se durcir.
— Papa... Cessez le tir je vous en supplie ! Ce navire est bon, il ne mérite pas que vous le dépouillez.
— Je me fiche de savoir qui est bon ou non. Ce n'est pas comme ça que marche le monde des pirates.
Tandis que Bartholomé s'apprêtait à donner de nouveaux ordres qui auraient pu être fatals, Jeanne tenta une dernière fois.
— J'ai été lancée à la mer ! hurla-t-elle. Je n'appartiens plus à l'équipage à qui vous m'avez léguée, ce sont elles qui m'ont sauvé de la noyade. Je vous en conjure, épargnez-les.
Adèle ressentit la détresse dans la voix de Jeanne mais ne sut dire s'il s'agissait d'une comédie ou non. Les secondes qui passèrent avaient l'air de s'étaler sur des heures entières tant le silence fut insoutenable. Elle avait l'impression que son cœur avait cessé de battre mais lorsqu'elle croisa le regard de Bartholomé en face, elle le sentit se soulever douloureusement dans sa poitrine. L'échange entre les deux capitaines dura longtemps, aucun des deux ne voulait flancher en premier et recevoir cette étiquette de faible.
Finalement, c'est Bartholomé qui se retira en premier, à la plus grande surprise d'Adèle. Ce dernier hocha simplement la tête discrètement avant de tourner le dos au Sunkanem sans prononcer un mot de plus. Le son de sa voix résonna dans les entrailles de l'océan après qu'il se soit adressé à son équipage, puis disparut avec son navire de là d'où il venait.
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cursed sailor
FantasiLa courte histoire d'une pirate exilée secourue d'une mort certaine par l'équipage du Sunkanam et sa capitaine. Des chuchotements, des caresses, des épées, une vérité.