Il ne faut pas mélanger les grands-ducs et les bois-sans-soif. Oui monsieur, les princes de la cuite. Ceux avec lesquels tu as bu le coup dès fois mais qui ont toujours fait verre à part. Ils sont à cent mille verres de vous. Sur leur caravelle, sur leurs tapis volants, ils tutoient les anges.
Audiard - Un Singe en HiverEt puis un jour j'entraperçus une fêlure vers l'objet de mes recherches. C'était un soir comme les autres, à ceci près que l'alcool se fit plus abondant. La déprime se ressentait, nous avions besoin d'ivresse. Je dis « nous » car à ce moment-là, je croyais encore naïvement à cet universel qui nous traverse tous : l'humanité. J'appris trop tard hélas à quel point la nature humaine est corruptible. Au sens ésotérique du terme. Je croyais aussi que l'humanité était seule possédante des facultés de penser, dont la conscience est la vie nue, portée au devant de nous. Je ne buvais pas beaucoup, mais il faut reconnaître que dans ces circonstances, l'ivresse est libératrice. Nous quittâmes les conversations ordinaires de travaux, de chantier, d'élevage, de techniques agronomiques, d'impôts, de nourriture pour nous égarer vers quelque chose d'autre. Je sentis tout de suite qu'une réticence était tombée à force de proximité... et d'alcool. Il n'avait plus de barrière. Il entreprit de me faire goûter tout ce qu'il cachait dans sa réserve. Je compris que la soirée allait basculer lorsqu'il sortit une bouteille contenant une couleuvre et des araignées. Il commenta : « il ne faut trop en boire. Ça peut rendre aveugle. » Nous nous lançâmes dans toutes sortes d'hypothèses de pensées à propos de la création du monde, de l'existence d'autres dimensions, des perceptions extra-lucides, des états de conscience modifiés. Et puis je le vis hésiter, fixer un point de fuite, et c'est là qu'il commença :
- Si tu étais confronté à la preuve de l'existence de forces surnaturelles, y croirais-tu ?
- Je ne sais si j'y croirais, mais j'en serais absolument ravi !
- ...
- A quoi penses-tu ?
- Je ne devrais pas t'en parler, mais ...
- Cher ami, tu en as trop dit ou pas assez, maintenant je veux tout savoir.
- Et bien, je peux te confier que j'ai moi-même été confronté à ce genre de preuve.
- C'est-à-dire ?
- Le genre de preuve qui change ta vie et te conduit à creuser la chose jusqu'à ce que tu ne puisses plus faire machine arrière. Le genre de preuve qui te fait rigoler lorsqu'on te le raconte, et donc on ne le raconte pas. Le genre de preuve qui t'oblige à l'allégeance.
- Je ne te suis pas très bien. Qu'est-ce que tu as vu exactement ?
- Je n'peux pas te dire ce que j'ai vu sans détruire toute possibilité que tu me crois. Mais je peux te dire ce qu'il en est pour moi et d'autres à ce sujet.
- Quels autres ?
- Eh bien... Il y a ce qu'on appellerait normalement une religion ésotérique dans le Bourbonnais. D'un point de vue extérieur ça ressemble peut-être même à une secte ; mais sans gourou.
- Houla...- Nous sommes plusieurs à entretenir un culte ancien, remontant aux origines de l'humanité. Et même plus en amont. Ce n'est pas une vraie religion car le savoir que nous célébrons est caché. Nous ne cherchons aucun prosélytisme. J'ajouterais même que nous ne ressemblons pas aux religions connues. Les religions font acte de foi. Notre culte s'exerce à l'endroit de forces belles et biens existantes ; ici-bas. Tu comprends ? Ce n'est pas un Dieu transcendant qui m'a poussé vers le culte. Ce sont des puissances vivantes et tangibles comme toi et moi.
- De quel genre ?
- Du genre qui change ta vie à jamais.
Après ces mots je n'appris plus rien de signifiant autour de ce soit-disant « culte ». Il était de plus en plus ivre. Moi aussi. Sa diatribe s'emmêla des Hyperborréens (1) aux terres perdues de Mu, en passant par les Atlantes qui seraient liés à la civilisation Tiwanaku(2). Il ajouta des éléments confus tournant autour d'un dieu-poisson au service de forces innommables. Il y aurait eu un portail dimensionnel arcanique visant à soulever des puissances anciennes bannies depuis la création du monde en Bretagne. Ce serait la raison profonde de l'alignement des menhirs de Carnac. Cette entreprise blasphématrice et follement désespérée devait forcément être une réaction déraisonnable à une menace dépassant l'entendement. L'existence de ce culte aurait eu un début de fuite à l'occasion de l'affaire Glozel. Heureusement, beaucoup considérèrent qu'Emile Fradin était un faussaire et que les vestiges de Glozel n'apportaient rien de nouveau. J'avais entendu parler de Glozel. Les diverses réticences autour de ce site me semblaient davantage relever des difficultés intrinsèques posées par les trouvailles glozeliennes. Pourtant mon ami semblait sous-entendre que ces difficultés n'étaient ni d'ordre scientifique, ni académique. En effet, les vestiges ont été daté au carbone 14 et à la technique de thermoluminescence. Sans convaincre ceux qui auraient dû être convaincu. Pour celui qui se présentait à moi comme un cultiste, l'échec de Glozel était d'abord dû au caractère incompréhensible des données recueillies, et aux craintes suscitées par les plus curieux. Inutile de préciser qu'un tel déversoir verbal sans cohérence et sans logique interne n'a pas emballé ma quête initiale. Je voulais tuer le Temps en tant qu'il est un démon noir de l'existence humaine. Si les Bourbonnais parvenaient à affronter les tourments du Temps par des beuveries grotesques alimentées de légendes délirantes je m'étais trompé de destination.
Le lendemain, il ne se souvenait de rien. Ses paroles semblaient pourtant relever de la confidence sérieuse. Il gardait tout de même un souvenir joyeux de notre échange bucolique. Je devais en savoir plus car son récit aussi insensé soit-il cachait quelque chose. Cette histoire de culte. Il y a une religion ou des croyances secrètes. Je dois savoir ce qu'il en est. Et pourquoi cette religion intime ou ces croyances anciennes ne pourraient pas nourrir ma quête philosophique ? Mon scepticisme ne doit pas me faire perdre de vue l'objectif final impliquant de suspendre tout jugement à l'égard de ce que je pouvais rencontrer. Il fallait que je lui reparle de tout ça.
- Tu ne te souviens vraiment pas de notre conversation ?
- Franchement, j'étais soûl comme un cochon.
- Oui, mais... Tu m'as parlé de choses très précises par moment. Des choses qui ont éveillé ma curiosité.
- Quelles choses ? Je ne sais pas comment te le dire : j'étais rond comme une queue de pelle !
- Eh bien... Tu me proposais de venir participer à un rituel païen que tu pratiques avec tes amis Bourbonnais.
- Je t'ai vraiment parlé de ça ?
- Oui.
- Je voulais t'en parler mais c'est interdit. L'ivresse aura eu raison des règles... Puisque tu es désormais au courant, autant en faire quelque chose. Bon. Je vais voir c'que j'peux faire. Mais ça ne repose pas que sur moi. Il faut que les autres acceptent... Autant essayer de faire des veaux soi-même !
- Tu as l'air inquiet ?
- Oui ... C'est-à-dire que ... La dernière fois que notre ... culte, disons, s'est fait connaître, ça a mal terminé. Il y a eu un mort mon vieux . Nous n'y sommes pour rien bien sûr ! Mais disons que nous pensons que tout ça doit rester secret car autrement des malheurs arrivent. Je te fais confiance pour que tu gardes ça pour toi, mais pas sûr que les autres suivent.
- Qui est-ce qui est mort ?
- L'inspecteur Bayle chargé d'enquêter sur les fuites archéologiques de Glozel. Assassiné par un certain Philipin Pantouflette... Sans déconner, qui de nos jours s'appelle Philipin ?
- Attends .. ! Glozel c'est pas du flan ?
- Aussi longtemps que le monde pensera qu'Émile est un faussaire, plus vieux le monde vivra.
Il avait une manière de dire parfois des choses très profondes en regardant l'infini. Cela lui donnait un air mystérieux, du genre qui sait ce qu'il veut dire avec une grande sagesse, et non contradictoirement un air parfaitement débile de simplet en bas âge.
Plus tard, Gabriel me fît savoir qu'une initiation était impossible. Sans m'avoir cité, il avait abordé le sujet et c'était fait rappeler à l'ordre. Un tel savoir était un danger qu'il ne semblait pas prendre au sérieux. Et c'est là qu'il franchit un cap. Notre conversation nocturne et alcoolisée lui était revenu par bribes. À force de s'émuler autour de la connaissance possible de mondes impalpables, de savoirs interdits et d'états de conscience modifiés comme les expériences de mort imminentes, nous avions fait naître une quête commune et complice, non sans une certaine effervescence. Il prit un grand risque lorsqu'il m'indiqua le lieu de leur prochain rituel. L'événement était prévu pour la première lune d'automne, situé dans une zone abandonnée entre deux bois sauvages.
Lorsque je me retrouvais passées 23 heures, au milieu d'un bois sinistre avec toute sorte de bruits terrifiants, révélant la vie invisible de la forêt plongée dans un noir cisaillant, je me dis intérieurement : sans déconner, tout ça pour une cuite ?(1) Peuple mythique de l'antiquité : au sens étymologique, ce sont ceux qui vivent « par-delà les souffles du froid Borée ».
(2) Civilisation pré-inca qui a dominé la moitié sud des Andes centrales entre les Ve et XIe siècles.
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Le Culte de Chaume
ParanormalChronos est certainement le Dieu le plus cruel et le plus puissant qu'il nous soit donné d'affronter ici-bas. Est-il possible de trouver dans la campagne bourbonnaise des ressources spirituelles suffisamment éloquentes pour faire face à Chronos ? Un...