J'ai toujours été un découvreur et un rêveur obstiné ; et qui sait si un tel tempérament ne permet pas d'ouvrir des yeux invisibles sur des êtres et des mondes ignorés ?
Lovecraft & Barlow - Night Ocean
Je quittai les dunes bretonnes quelques jours auparavant. Inutile de vous dire que la douceur des paysages marins jure méchamment avec l'hostilité de l'enracinement auvergnat. L'odeur du varech, le vent salé, le Soleil tiède et les rochers éclatés offraient un habitat paisible pour les égarés de mon espèce. En arrivant dans la campagne profonde de l'ancien royaume de France, je compris tout de suite qu'un homme normal ne pouvait y survivre sans inventer toute sorte de procédés cathartiques. Les habitants vivaient tous sous le joug du labeur rural, des cycles saisonniers et d'une solidarité subie. Personne n'avait de plaisir à vivre ici. Mais l'idée de partir leur était aussi étrangère que l'idée du suicide ou du bonheur. Ces hommes sont bloqués entre deux dimensions de la réalité : le monde des morts et celui des vivants. Aussi, ils ne connaissent pas le malheur. La mort, la maladie, la souffrance font partie intégrante d'une existence aussi nécessaire que la tombée du jour. Nul ne sait à quels rites effrayants ils pouvaient se livrer pour se tenir droit dans de telles conditions. Oh, ils avaient sans doute des règles de conduite les poussant à l'hospitalité. Alors oui, ils accueillaient. De même qu'ils rentraient leurs troupeaux et vidaient les écuries. Sans sourire, sans joie, sans chanson, sans danse. Ils vous offraient une nourriture dense mais sans saveur. Un literie propre mais inconfortable. Un travail riche mais parfaitement éloigné de tout épanouissement possible. Le Bourbonnais est enraciné. Malheur à celui qui tentera de le sortir de là.
C'est dans cet hostile paysage que je comptais trouver des armes corrosives contre le Temps. En effet, il ne semblait pas le craindre, et Léthédoné était sans nul doute une forme de vie des plus éloignées des leurs. À quels cultes impies pouvaient-ils s'abandonner pour surmonter leur misérable existence ?
Le Temps est certainement le dieu le plus puissant qu'il nous est donné d'affronter lorsque nous sommes en vie. Celui qui a vaincu le Temps regardera les démons subalternes avec une confiance renforcée. Il les balaiera d'un regard héroïque. Je me demande cependant si une cohue bien organisée de démons ne pourrait pas dépasser le Temps en puissance. Vous savez, les noirs démons de l'Enfer qui viennent vous ronger dans la nuit. Ceux qui vous murmurent des idées sombres et vous insufflent vos pensées les plus morbides. Ma vie n'a pas de valeur. Je suis une merde humaine. Je suis inutile voire nuisible. Ma mort soulagerait la douleur du monde. Je ne suis pas aimé car je ne suis pas aimable. Ou même, je suis aimé de manière injustifiée, la personne qui m'aime ne mérite pas d'être si mal accompagnée. Je suis une mauvaise personne qui rend les autres malheureux. Je ne suis pas quelqu'un de bien. Je devrais disparaître, au moins dans la solitude, si je n'ai pas le courage de me tuer. Je suis détestable. Mon existence devrait être diminuée dans le silence de ma conscience. Face à ce genre de démons qui nous promettent un noir destin avec leurs griffes acérés, le Temps pourrait paraître plus accessible. Ils referment les serres de la nuit sur nous comme un prédateur sur sa vulnérable proie. Ceux-là aussi les Bourbonnais doivent les affronter. Je dois impérativement découvrir comment ils s'y prennent.
Après m'être renseigné sur les codes de sociabilité locaux, impératif de survie plus fondamental que la planification des subsistances, je me lance à la rencontre de ce peuple qui feint tout mystère à son propos. Et c'est cette inconscience de l'occulte qui rend précieuse l'enquête ésotérique. Personne ne s'intéresse à eux. Ils ne sont pas abandonnés car personne ne les a jamais adoptés. Il faut dire qu'il n'en ont jamais vraiment manifesté le moindre désir. Serait-ce un peuple qui se consume dans l'indifférence générale en raison de sa médiocrité ? Je ne crois pas. On ne vante pas sa richesse pour mieux la préserver. Vanter sa richesse c'est l'exposer au vol, ou à la généralisation. Le vol nous en prive et le développement d'une richesse lui fait perdre sa rareté, c'est-à-dire sa valeur, ce n'est donc plus une richesse. S'ils ont survécu ici, jusque-là, en territoire psychologiquement hostile, c'est bien qu'ils cachent quelque chose qui les font tenir. Vu de l'extérieur la vie semble les ennuyer. Ne s'intéressant à rien, la mort les laisse indifférents et c'est uniquement l'habitude de vivre qui les préserverait. Non, il y a forcément autre chose. Je dois découvrir quoi.
Je commençai par prendre contact avec un ancien ami que j'avais connu au lycée. Prétextant d'abord de m'intéresser aux travaux agraires et exprimant le désir de le revoir, je m'immisçais rapidement dans son exploitation. Il m'accueillit chez lui et je lui proposai mon aide au travail en échange. Ses parents l'avaient nommé Gabriel en référence à l'archange de Dieu. Ses amis l'appelait couramment « Gabouille », ce qui je crois ne lui inspirait qu'un plaisir passif.
Les semaines passaient tandis que je découvrais les travaux de la campagne à travers le manteau d'un sombre hiver. La boue collait si bien à nos chausses qu'elle nous protégeait partiellement du froid. Chaque soir il fallait sécher soigneusement nos bottes pour éviter la prolifération de champignons et qu'ainsi nos pieds ne pourrissent littéralement. Aucun gant n'était suffisant pour nous protéger pleinement du froid cisaillant, car l'humidité imprégnait rapidement nos vêtements. Ce n'était pas des journées de labeur. Mais nous avions quotidiennement l'expérience subjective de surmonter l'insurmontable avec deux idées contradictoires : chaque tâche est l'exploit d'un surhomme, chaque tâche n'a rien d'extraordinaire et c'est le simple travail agricole. La puissance de la vie est donc jetée dans le puits sans fond du labeur rural. L'ennui était une norme. En dehors du travail, aucune activité particulière n'était là pour nous faire du bien. Je vivais parmi eux ; dans la nécessité et l'utilité pragmatique permanente. La plupart des fêtes nationales se passaient comme n'importe quel jour. Heureusement il y avait parfois quelques journées ensoleillées. La lumière se répandait avec son silence religieux nous portant secrètement dans une extase merveilleuse. Je trouvais aussi un sentiment de réconfort le soir, lorsque le travail était terminé. Réconfort en raison du calme. Je ne parlerais pas réellement de « confort ». La chambre était froide. Il fallait se lever la nuit pour réalimenter le poêle avec le bois qu'on avait préparé dans la journée. Je m'étais habitué aux araignées de la chambre. Le sommeil s'apparentait à une libération. Ce qui me faisait tenir ? Je savais cette situation temporaire. Je savais que je pouvais toujours partir. Et surtout, j'avais la conviction intime que quelque chose se cachait ici. Il n'y avait pas que cette monotonie angoissante. Impossible.
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Le Culte de Chaume
ParanormaleChronos est certainement le Dieu le plus cruel et le plus puissant qu'il nous soit donné d'affronter ici-bas. Est-il possible de trouver dans la campagne bourbonnaise des ressources spirituelles suffisamment éloquentes pour faire face à Chronos ? Un...