Chapitre 1 : Anesthésiée

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— Bonne journée, à ce soir ma chérie.

La même phrase d'au revoir depuis dix ans. George n'a jamais fait dans l'originalité, même notre mariage était des plus conventionnels. Je pensais qu'à trente ans ce genre de choses ne nous dérangeait plus, cette routine du couple marié, cette forme de banalité qui nous enveloppe de ouate. Ça doit faire cinq ans que je ne ressens plus rien. Mes sens ont comme été anesthésiés, mon cerveau embué et mon cœur débranché par ces habitudes mécaniques.

Je pourrais en parler à George, mais je sais déjà ce qu'il me dirait de sa voix d'une douceur presque agaçante : « Allons Gloria, sois positive, la vie est belle ! ». Facile à dire quand on passe ses journées à dealer et à prendre du bon temps entre amis, un peu moins quand on doit rester enfermée chez soi à faire le ménage.

Si je travaillais, ce vide que je ressens en moi serait un peu atténué, malheureusement, on m'a mis en congé maladie pour dépression pour une durée maximale de trois ans avec traitement inclus. J'enseignais le français dans un lycée, mais je crois que c'était trop de stress pour moi. Voir ces jeunes tous les jours éveillait chez moi de vieux souvenirs de ma propre adolescence que je préfère oublier. Voyons le « bon » côté des choses, au moins je n'ai plus de copies à corriger pendant un petit bout de temps. Paradoxalement, cela fait plus de place à l'abysse qui prend sa place en moi comme un trou noir affamé. Si seulement j'avais un hobby autre que la broderie... Je passe mes journées sur ce fauteuil vert en dessous de la fenêtre du salon, une aiguille entre les doigts, un tambour à broder dans l'autre. Léthargie et déréliction sont à présent des amis familiers.

Ce soir George rentrera, le repas et le ménage seront faits, une nouvelle broderie s'ajoutera à la pile de mes petits chefs d'œuvres sans intérêts. Le monde continuera désespérément de tourner.

J'entre dans la salle de bains après avoir abandonné ma broderie représentant une tour rouge érigée sous la lune, un motif qui ne me ressemble pas. Un œil au miroir, croiser mon regard cerné, mes lèvres décolorées. Ouvrir le placard, en sortir une lame de rasoir, merde, j'avais promis d'arrêter, mais l'absence de sensation est plus insupportable que la douleur. Pratiquer une incision sur une ancienne cicatrice qui me laboure l'avant-bras, laisser un peu de rouge s'échapper et former des ruisseaux dans le lavabo. Je ne veux pas me tuer, non, pas aujourd'hui.

Je veux juste sentir autre chose que l'absence de ce qui me manque mais dont j'ignore encore tout.

Après dix minutes, j'ouvre l'eau sur ma plaie, un léger picotement me fait sourire, bref, trop bref. Ça ne saigne pas assez à mon goût. J'hésite à agrandir la coupure, il m'en faut plus pour me faire mal, mais je décide de me faire un léger bandage, George pourrait rentrer d'un moment à l'autre et il sortirait de ses gongs s'il me voyait me charcuter encore une fois. Il pense que je suis fragile, probablement à un fil de la folie, que je laisse mes émotions prendre le dessus, une vraie hystérique. George ne me comprend pas, il ne voit que l'extérieur de ma personne, les faux sourires que je me force à porter, la fausse légèreté dans laquelle je me pare certains jours. Il a épousé un mensonge et j'ai été assez bête pour croire qu'en façonnant cette nouvelle image de moi tout irait mieux, que je pourrais vivre une vie normale. Mais que récolte-t-on à se mentir à soi-même ? Une bonne grosse dépression, pour sûr.

Je me douche, enfile une robe à longues manches pour cacher mes bras. Je ne me fais pas de souci pour le reste. Comment George pourrait-il apercevoir les nouvelles cicatrices que je me suis faites aux cuisses ? Ça fait deux ans qu'il ne me touche plus, qu'il ne remarque plus rien à propos de moi. Qu'importe, moi non plus je ne fais plus attention, que pourrais-je remarquer de différent ? L'absence d'attention, le désintérêt, le vide, le rien.

Dans ma vie ça fait un moment que le rien l'emporte sur le tout.

Cher TortionnaireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant