Chapitre 1 - Saul (Version 3)

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     Le scanner de carte cracha celle de Saul, qui la reprit d'une main habituée et poussa la porte blindée. Il la tint quelques instants, un sourire chaleureux aux lèvres, afin de laisser passer sa collègue Claire. Celle-ci lui rendit son sourire, le laissant entrevoir des dents blanches parfaitement entretenues. Elle le salua chaleureusement d'un geste de la main avant de s'éloigner d'un pas régulier. Saul observa la voiture à monorail engloutir la jeune femme avant de démarrer, le laissant seul au milieu des robots gardant l'entrée de la mairie de Zadnitsa d'où il venait de sortir. Aussitôt le véhicule disparu, le sourire s'effaça du visage de l'employé, qui reprit son expression fermée et sombre habituelle. Il traversa rapidement l'avenue qui émergeait du bâtiment d'où Claire et lui venaient de sortir.

      Saul entama la balade rituelle qui ponctuait ses semaines mornes. Son seul plaisir provenait de cette demi-heure de marche qu'il entreprenait tous les soirs. En effet, bien qu'il occupât un bon poste et qu'il touchât la paye qui allait avec, son métier l'ennuyait. Il ne faisait qu'entretenir des disquettes, les dépoussiérer, les ranger, jeter celles qui ne servaient plus à rien et, dans de rares cas, éteindre celles qu'on lui demandait d'éteindre. Peu importe l'importance vitale de ces boîtiers, le travail n'était ni gratifiant ni intéressant. Ses épaules retombèrent en même temps que la pression de sa journée de travail, son pas se détendit et ses lèvres laissèrent échapper un soupir las. La marche l'aidait à se détendre, lui laissait un peu d'espace pour se libérer des attentes des autres et laisser ses pensées vagabonder. Ce jour-ci, ces dernières se dirigèrent vers sa collègue.

     Claire était amoureuse de lui, il l'avait compris depuis un petit moment. Cela faisait quelques semaines qu'ils s'invitaient régulièrement à passer des soirées en tête-à-tête aux restaurants chics du quartier aristocratique. Plus important encore, la jeune femme lui avait proposé, juste avant qu'ils ne sortent, de participer à une de ces soirées qu'elle organisait régulièrement. Leur relation avançait rapidement, et pourtant Saul ne se sentait pas accompli, ni enthousiasmé. A vrai dire, il ne ressentait rien. Quand Claire lui avait proposé pour la première fois d'avoir un rendez-vous ensemble, sa première pensée fut que son père occupait un poste très haut placé dans la hiérarchie de la direction de la ville. De ce fait, une relation proche de sa fille serait quelque chose de très positif. Cela lui inspirait un certain pincement au cœur de penser ainsi, mais il avait néanmoins accepté l'offre de de sa collègue sans plus d'hésitation. La jeune femme était sympathique, drôle et attentionnée, en plus d'être la seule personne de la mairie à ne pas poser ce regard dégoûté ou condescendant sur la marque de brûlure qui couvrait l'entièreté du visage de Saul. Sortir avec elle ne devait pas être si horrible que ça, et peut-être cela le sortirait-il de son ennui.

     Les pas du jeune homme le guidèrent aléatoirement au travers des rues de la grande ville. Il ne prêtait plus guère attention aux voitures et aux bus qui circulaient accrochées à des monorails suspendus, ni à toutes les couleurs vives qui composaient les œuvres d'art couvrant les murs du quartier. Cette innovation singulière datait d'il y a quelques années, quand Saul était encore adolescent, et avait donné le surnom de « Chromapolis » au quartier aristocratique. En effet, seul ce dernier avait profité de l'intervention créative des artistes payés par la mairie. Les quatre districts avaient donc gardé leur triste couleur grise.

     Bien que peu sensible à son environnement matériel, Saul mettait cependant un point d'honneur à dévisager tous les passants, toujours sans que ceux-ci ne s'en aperçoivent. Dans le district central de la ville, où Saul habitait et travaillait, l'élégance semblait être loi. On s'imaginait chaque habitant disposer d'une garde-robe aussi fournie qu'à la pointe de la mode. Tous les badauds qui passaient étaient autant de mélanges de pigments sur une palette. La plupart d'entre eux, à défaut de sembler heureux, affichaient un air satisfait ou apaisé, comme si la notion même de problème leur était étrangère. La majorité d'entre eux ne s'est sans doute jamais ne serait-ce que rendue dans les autres districts, songea l'employé avec amertume.

     Soudainement, la radio d'information dont étaient équipés tous les citoyens s'alluma automatiquement :

     Avis à la population ! Le préfet du district 2 de la ville vient d'être retrouvé mort assassiné. Le meurtrier est en fuite, nous vous prions de rentrer chez vous dans les plus brefs délais, des forces de l'ordre vont être déployées. Ne paniquez pas, la situation est sous contrôle. Si vous avez des informations ou des suspicions sur le meurtrier, appelez immédiatement les services de sécurité. Zadnitsa vous remercie de votre confiance.

     Saul s'éclipsa dans une ruelle auxiliaire, fuyant ainsi la cacophonie que provoquaient toutes les radios et les exclamations indignées des citoyens. Il éteint l'appareil accroché à sa cuisse d'un coup sec du poing et allongea son pas, peu désireux de rester dans la ruche alarmée qu'allaient rapidement devenir les rues passantes. La venelle dans laquelle il s'était engagé s'avérait plus austère et moins chic que les précédents endroits que le jeune homme venait de traverser, mais il n'en avait que faire. Les murs, qui n'avaient pas été décorés, demeuraient cependant d'une propreté irréprochable : pas une tache de saleté n'apparaissait sur la blancheur parfaite du béton. En revanche, le manque de lumière dû à l'étroitesse des deux murs se faisait ressentir, ce qui mettait Saul profondément mal à l'aise. Les endroits confinés semblaient lui poser un poids sur la poitrine, qui l'empêchait de respirer à sa guise. Afin de se libérer de cette sensation, il entreprit l'escalade d'une échelle de chantier laissée là. Cette dernière menait directement sur le toit d'un immeuble en rénovation.

     La montée parut plus longue que premièrement envisagée, et Saul se retrouva soulagé de voir que personne ne se trouvait en haut. Il posa le pied sur le béton du toit et s'avança dessus. Un très léger courant d'air passa dans les cheveux noisette de l'employé, qui sursauta. Ne voyant pas de ventilateur autour de lui, il se persuada que ce devait être un phénomène naturel et se détendit. Le panorama qu'offrait la hauteur plus ou moins homogène des immeubles du quartier était impressionnant, ce qui le poussa à se demander pourquoi il n'était jamais venu ici. Les couleurs éclatantes du district central contrastaient avec le gris terne des quatre autres, ainsi qu'avec le bleu changeant qu'arboraient les barrières enfermant la ville. La chape transparente que formait son plafond, quant à elle, laissait la lueur fade du ciel éclairer la cité. Seuls les immenses piliers soutenant ce plafond gâchaient la vue qu'offrait cette hauteur. En constatant la distance à laquelle se révélait être le gratte-ciel de la mairie d'où il sortait, Saul se rendit compte qu'il s'était beaucoup éloigné du centre du quartier, et qu'il devait se trouver à une petite demi-heure de marche de chez lui. En effet, la route circulaire entourant la zone aristocratique se trouvait à deux rue du pâté de maisons sur lequel il se tenait.

      L'employé reporta son attention sur les rues, qui s'étaient considérablement vidées. Les quelques retardataires qui se hâtaient encore de rentrer chez eux s'offusquaient désormais de voir leur identité vérifiée par les forces de l'ordre. Le ballet désordonné qu'engendrait cette procédure amusait beaucoup Saul, qui s'assit sur le rebord de l'édifice, laissant pendre ses jambes. Bien à l'abris de la moindre arrestation, il profita du spectacle en riant intérieurement de cet affolement. Le meurtre avait eu lieu dans le district 2, probablement aux alentours de la préfecture ; or, celle-ci se trouvait à plusieurs kilomètres du quartier central de l'immense ville. Il était donc hautement improbable que le meurtrier se retrouve aussi vite dans l'endroit le plus surveillé de Zadnitsa.

     Alors qu'il fixait encore la rue en contrebas, une pensée insidieuse se fraya un chemin dans l'esprit de Saul. Quelle serait la réaction des autorités si elles retrouvaient un corps écrasé contre l'asphalte ? Comment réagirait le monde si le jeune homme sautait ? A l'idée que la piste de l'assassin soit réorientée par sa faute, Saul éclata d'un rire sournois. Il se releva dans l'optique de descendre de son promontoire et rentrer chez lui, mais stoppa net. Une silhouette sombre semblait le fixer, postée sur un autre immeuble à une cinquantaine de mètre de lui. Il se figea. L'ombre courut en sa direction à une vitesse humainement impossible. Elle sautait de toit en toit avec une facilité effrayante, et fut devant Saul en un éclair.

OFF [En cours d'écriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant