Les mille et un mariages d'Aziraphale et Crowley

· 303 avant JC ·

Une petite bosse sous le vêtement de Crowley indiquait discrètement la présence d'un anneau contre son cœur. Il avait passé la bague sur un lacet noué à son cou afin de ne pas l'égarer (enfin, elle s'en serait bien gardée toute seule, craintive de la colère du démon, mais il préférait être certain de ne pas la perdre). Aziraphale était censé déjeuner à une petite taverne romaine bien précise ce jour-là, or Crowley ne l'y avait pas trouvé. La panique s'emparant de lui, il s'était mis à galoper dans les rues de Rome en criant : « Mon ange ! Azi ! », affolé de ne le voir nulle part. Les têtes aux cheveux tressés, aux barbes soigneusement taillées, se tournaient sur son passage, des regards étonnés dévisageaient ce drôle d'homme à la chevelure de feu qui paraissait absolument paniqué.

Ses sandales claquaient sur les pavés, il bousculait Romains et Romaines sur son passage, faisait se cabrer les équidés tirant les voitures antiques et protester les chauffeurs. Il renversa un panier de figues dans son élan, les remit aussitôt en place d'un miracle si rapide qu'il en devint invisible et s'esquiva avant que le marchand ne réalise qu'il venait de se passer quelque chose d'étrange.

Le soleil cognait sur sa nuque, le faisant suer à grosses gouttes. Sa toge brune lui collait à la peau, si bien qu'il en remonta les pans pour courir plus aisément.

Il parvint à la foule bien plus dense du forum, et avec elle son brouhaha infernal, les commerçants criant pour vanter la qualité leurs articles, les habitants discutant entre eux, faisant affaires, prenant des nouvelles les uns des autres. Crowley fit quelques pas au milieu de cet amas grouillant de corps avant de rebrousser chemin, découragé. Il commençait à se faire à l'idée qu'il ne ferait pas de seconde demande en mariage à Aziraphale pour les cinq-cents ans de leur première union. Après tout, ce n'était pas grave, il attendrait le millénaire de... Était-ce une chevelure blonde et bouclée, là-bas ? Était-ce sa silhouette ronde, son sourire doux ? Il l'aurait reconnu entre mille. Maintenant qu'il se calmait à sa vue, il pouvait de nouveau sentir son aura inimitable.

— Mon ange... murmura-t-il suffisamment bas pour que personne ne l'entende.

Aziraphale conversait avec un homme dont l'étal croulait sous les fruits multicolores et brillants. Des guêpes tournaient autour des figues, sirotaient le jus des raisins, et Crowley se remémora avec nostalgie qu'il avait aidé à créer cette espèce. « De quoi gâcher les apéros en terrasse », avait-il dit avec un sourire narquois.

— L'automne arrive, c'est une certitude, disait le marchand, je vais me remettre au vin chaud. Passez donc me voir d'ici quelques temps, je vous en offrirais volontiers une bonne petite jarre !

— Je vous remercie infiniment, Lucius,  sourit Aziraphale en lui tapant sur l'épaule.

En se retournant pour poursuivre ses commissions, l'ange tomba nez à nez avec son démon favori.

— Crowley ! Ça alors, quelle surprise de te voir ici. Comment vas-tu, mon cher ? Il me semblait que tu étais en Asie pour régler quelques choses d'importance mineure ?

Le démon acquiesça, se passa la main dans les cheveux. Il devait être en bien piètre état, après avoir couru sous le soleil de fin d'été romain ; que penserait Aziraphale de lui ? Il se montrait toujours affreusement peu présentable devant lui.

— Viens donc te rafraîchir à la maison, offrit l'ange en balayant sa figure d'un regard compatissant. Tu m'as l'air d'avoir pris un sacré coup de chaud.

Crowley et Aziraphale n'étaient pas un couple au sens où les humains l'entendent. Ils n'avaient pas cet amour enfiévré qui caractérise le début des relations humaines. Ils s'aimaient tendrement, en prenant leur temps, car ils savaient pertinemment qu'ils avaient toute l'éternité devant eux – du moins le croyaient-il avant l'arrivée de l'Antichrist, mais trois-cents ans avant l'arrivée de Jésus parmi les humains, ils ne savaient pas tout à fait ce dont l'avenir serait fait.