CyberNoël chez KeoT

Merry XXXmas

Pour ce nouvel épisode de Noël KeoTien, nous retrouvons t-Sup, narrateur de « Service client » (De cuivre et de graphène), dans une soirée de réveillon qui voit son gang de cybercriminels réuni au complet pour une nouvelle opération d'ampleur...

Merry XXXmas
Le triple X clignote façon vieux néon de sex shop, en synchronisation de rythme avec les gestes du Père Noël pixelisé. Un majeur levé. Puis l'autre. Et recommencer.
La voix de rabat-joie de JDEAN râle au bout de la conversation audio :
— T'es obligé d'être vulgos comme ça à chaque fois, t-Sup ?
Dathlue a un petit ricanement. Je crois que même elle le trouve un peu cul-serré parfois.
— En même temps, t'as demandé à t-Sup de choisir l'habillage de l'interface, tu t'attendais à quoi ?
Je tire sur ma clope, souffle un nuage vers le plafond trop blanc.
— Les gars, oh, les gars. On va pourrir le réveillon de milliers de pauvres connards dans leurs supers maisons connectées pour leur tirer le peu de fric qui leur reste après les impôts et les fêtes, mais faut le faire poliment, c'est ça ?
Il y a un silence à peine troublé par un nouveau rire discret de Dathlue. Pas de commentaire de JDEAN, je crois que je lui ai rivé son clou. J'arrive à sourire un peu, avant une nouvelle bouffée sur mon mégot déjà plus qu'à moitié grillé.
Quelques bruits de clavier arrivent à se faire entendre de leurs micros respectifs. Les dernières retouches sur le code, les vérifications de dernière minute de l'implémentation de Dieu sait quoi. Rien dont ils me tiennent au courant, parce qu'après tout, qu'est-ce que j'en sais ? Je suis le script kiddie, tout juste bon à cliquer sur deux trois trucs et entrer une ligne de commande vite fait. Le community manager qui se tape toute la partie sociale que les deux nerds fuient comme la peste, ce qui peut se comprendre. Quand t'es celui (ou celle) qui a le skill, qui sait comment préparer les vrais malwares qui font mal, pourquoi tu t'embêterais avec les victimes pas foutues de faire la différence entre leur ordi et leur écran, leur téléphone et la smart chaudière qu'il contrôle. Les messages d'insultes, aussi.
Est-ce que je suis aigri un soir de réveillon ? Ouais. Et celui-là encore plus.
J'entends une porte qui se ferme doucement derrière moi. L'ignore, me concentre sur l'animation en gif ridicule que je leur fais mettre avec la charge d'attaque.
— C'est quoi déjà le vecteur cette fois ? C'est une faille 0day dans le système de base qui gère la domotique, c'est ça ?
Aucun des deux ne se précipite pour me répondre, tout concentrés qu'ils sont sur leur grand œuvre de la caste d'élite des programmeurs.
Je me permets d'insister :
— Oui, c'est bien la vulnérabilité que vous avez chopée sur la marketplace là, notre fournisseur habituel...
JDEAN soupire ostensiblement.
— C'est quoi ces questions t-Sup ?
— Oh, c'est juste histoire de suivre vos manips.
Je tire la dernière latte que m'offrira cette clope. Souffle trop fort, apparemment, ça c'est entendu dans mon micro. Oups.
— Tu fumes, t-Sup ?
Dathlue a l'air vaguement offensée. Je sais pas comment JDEAN et ses X paquets par jour va le prendre.
— Ouais.
— T'avais pas arrêté ?
— Faut croire que j'ai repris.
Un claquement de langue, elle n'apprécie pas la réponse. J'entends son clavier, cliquetis frénétique. Elle m'écrit en privé sur notre tchat customisé.

Dathlue : ça va mec??
Dathlue : t'as l'air bizarre depuis quelques temps

Je soupire aussi discrètement que possible. Allez. C'est le moment de trouver les bons mots, de prouver que je suis toujours le gentleman de l'embrouille.
Mais rien ne vient. Je fatigue.

t-Sup : C'est rien t'inquiète. Juste un peu stressé avec la nouvelle op, là, c'est normal.

Pas du grand t-Sup. Je retiens un nouveau soupir. J'aimerais une autre cigarette.

Dathlue : on gère, tkt pas
Dathlue : mais je te comprends c'est énorme cette fois
Dathlue : c'est un Noël qu'on oubliera pas au moins ;)

Oh, ça c'est sûr que non.
La basse bourdonnante de JDEAN coupe court à nos messes basses dactylographiées.
— De mon côté, tout est bon. Le botnet est en place et opérationnel.
Dathlue répond tout de suite :
— Pareil pour moi. C'est quand tu veux.
Bien entendu, M. Macho-Voice se la joue.
— Honneur aux dames.
Il ne pensait probablement pas si bien dire.
C'est du côté de Dathlue que ça commence.
Le bruit sourd, brutal. Elle marmonne quelque chose. JDEAN monte en pression :
— C'était quoi ça ?
Elle a l'air de flipper. Mon cœur se serre un peu.
— Je sais pas, attendez, je...
Les cris couvrent sa voix.
— FBI ! Bouge pas ! BOUGE PAS !
Du côté de JDEAN, un son étrange, sec, il a dû bazarder son casque. Un peu trop tard, mec. Il faut moins d'une seconde pour que les ordres gueulés résonnent aussi chez lui.
Sur mon deuxième écran, le Père Noël brandit ses majeurs. Droite, gauche, droite, gauche.
Je pose doucement mon casque sur le bureau.
— Vous avez fait le bon choix.
Je pivote mon siège pour me tourner vers l'agent planté quelques pas derrière moi. Spender, toujours lui. Un type à l'air insignifiant dans son costard trop grand. Un masque de compassion coincé sur son visage fluet.
— Vous avez une autre clope ?
— Non, désolé, M. Turner. Vous n'étiez déjà pas censé fumer ici, et je dois vous raccompagner.
Il verrouille les bracelets dernière mode de chez FBI sur mes poignets déjà tendus. On traverse ce dédale de bureaux que je commence à bien connaître. Pas trop de monde ce soir. J'imagine que même chez les fédéraux, ça ne se bouscule pas pour passer le réveillon en compagnie des machines à café et des petits sapins en plastique posés ici et là et décorés vite fait. À part Spender, peut-être. Avec sa coupe et sa pâleur de cadavre, je le soupçonne de ne pas avoir de vie.
Dans ma cellule, ce petit chez-moi du Hoover Building, quelqu'un a posé une pile de bouquins. Une fois que Spender m'a retiré les menottes, j'attrape le premier de la pile. Des histoires de Noël.

This year, it will be different

Ça, tu peux le dire...
— Je me suis dit que ça pourrait vous occuper. Et puis, c'est dans l'ambiance, disons...
Je ne sais même pas quoi dire. Ça fait tellement longtemps que je n'ai pas lu un bouquin.
Pourquoi pas, après tout.
Spender m'adresse un de ces sourires tristes dont il a le secret.
— Je vous promets que vous sortirez bientôt d'ici, M. Turner. Votre nouvelle vie pourra commencer.
Il referme la porte. Le verrou claque.
Je m'assieds sur la couchette, attrape le recueil de nouvelles.
— Joyeux Noël à vous aussi.