Les doigts tremblants, les paumes moites, je tourne et retourne mon téléphone entre mes mains et me dandine d'un pied à l'autre, en parcourant le flux de passants des yeux. Rien n'y fait, pas de trace d'Archie. Avec sa haute stature et sa tignasse rousse, il ne passe pourtant pas inaperçu. N'a-t-il pas dit dix-huit heures sans faute ? Il me connait bien assez pour avoir lourdement insisté : je ne suis pas ponctuelle pour deux sous, au grand dam de mon père et de mon cher et tendre. Aussi, lorsque mes yeux se posent sur l'écran de mon portable pour la dixième fois en moins d'un quart d'heure, je ronchonne à voix basse. Il n'a pas pu oublier, quand même ? A l'instant où je déverrouille mon écran pour l'appeler, le tintement d'un trousseau de clés qu'on agite près de mon oreille me fait sursauter. Avant que je ne puisse me retourner, une main se glisse sur mon ventre et me voilà plaquée contre un corps chaud, tandis qu'une voix me souffle à l'oreille :
— Prête à découvrir votre nouvelle maison, miss Donovan ?
Je tressaille en entendant mon nom dans la bouche d'Archibald. Sauf qu'il est hors de question de lui laisser entrevoir mon trouble. Je noue mes doigts aux siens, bascule un peu la tête en arrière pour la caler contre son épaule en souriant. De l'autre main, j'attrape les clés qu'il agite toujours à côté de ma tête, avec un geste d'impatience.
— T'en as mis, du temps, marmonné-je, feignant d'être irritée.
A bien y réfléchir, non, je ne joue pas. Je suis presque contrariée d'avoir dû attendre, plantée devant la grande porte rouillée. J'ai essuyé les regards appuyés des passants, sans doute intrigués par les mèches magentas qui dépassent de mon bonnet. Ou bien est-ce mon jean troué ? Ma manie de regarder autour de moi, dans la crainte de devoir fuir à toutes jambes au moindre signe suspect ? Oublie. Et profite, me chuchote la voix de Colin dans un coin de ma tête. Si seulement il pouvait être là, à cet instant. Mon cœur se serre en pensant à celui que j'ai toujours considéré comme mon frère. Presque aussitôt, je chasse toute pensée négative. Il sera bientôt là et on pourra fêter ça. En attendant, j'ai du boulot.
Archie dépose un baiser sur ma tempe droite et je me détache de lui pour m'avancer vers la bâtisse en briques rouges. Datant du siècle dernier, elle a connu des jours meilleurs. Aujourd'hui, les fenêtres du rez de chaussée, composées de petits carreaux sales, sont parfois brisées, les volets à l'étages ont besoin d'un ponçage efficace avant d'être repeints ; la lourde grille qui grince lorsque je la fais coulisser pour libérer l'entrée me laisse des traces rougeâtres sur les mains, à cause de la rouille. Peu importe. Parce que ces briques, la poussière, les tournevis abandonnés çà et là entre les piles de pneus et les dessertes à outils, ils sont tous à moi. Rien qu'à moi. Et ces clés, que je serre à m'en faire saigner les doigts, je les attends depuis hier, quand j'ai signé les documents chez le notaire. Archibald, mon agent immobilier/petit ami m'a promis une surprise, si j'attendais vingt-quatre heures pour prendre possession des lieux. Alors je me suis efforcée d'être patiente. Même si ça craint, d'attendre aussi longtemps.
Avec un air presque grave, je m'avance au milieu du hangar, en prenant soin de ne pas trébucher sur le fourbi laissé en plan par le dernier propriétaire. Du bout de l'index, je caresse le montant du pont, seul équipement flambant neuf du garage. Tant mieux, ça coûte une blinde, ces choses-là ! Et vu que la quasi-totalité de mon épargne est passée dans l'achat de ce bâtiment, autant dire que chaque centime économisé est le bienvenu. Hors de question de demander une rallonge à mon père. J'ai fait mon choix et je veux l'assumer jusqu'au bout. Et je dois avouer que je m'imagine déjà travailler jour et nuit pour redonner à ce garage sa splendeur d'antan.
Resté à l'entrée, les mains dans les poches de son costume hors de prix, Archie m'observe en silence, un sourire aux lèvres. Au bout de quelques minutes, il me tire de mes pensées en me hélant :— Dis, tu te souviens qu'il y a un étage, au moins ?
Comme si je pouvais oublier ! Au-delà de la localisation parfaite, c'est surtout la possibilité de loger sur place qui m'a conquise. Les dents plantées dans ma lèvre inférieure, j'acquiesce de la tête en le rejoignant vers l'escalier métallique en colimaçon, qui jouxte le comptoir en bois. Lui aussi a connu des jours meilleurs. Archie me précède. A chacun de ses pas, un léger nuage de poussières vole et vient me chatouiller les narines. Je fronce du nez, peu désireuse de songer à l'étendue de la tâche qui m'attend dès demain. Mais toutes mes considérations domestiques disparaissent quand je pose le pied sur le parquet massif du premier étage.
Là, au centre de la grande pièce à vivre encombrée de cartons, une table ronde a été dressée. Nappe blanche, chandelles, couverts et bouteille de vin blanc : rien n'a été laissé au hasard. Après avoir abandonné sa veste sur une pile de boîtes plus ou moins stable, Archibald sort son briquet, allume les bougies avant de se tourner vers moi :— Bienvenue sur ton petit nuage, Heaven.
Il n'en faut pas plus pour que les larmes me montent aux yeux. Je me précipite dans ses bras et me laisse porter par le baiser passionné qu'il me donne.
Lorsque nous nous sommes rencontrés, je venais d'arriver à Edimbourg. J'avais accepté un job de serveuse dans le bar d'un proche de mon père, histoire de m'occuper en attendant de mener mon projet à bien. Malgré l'obtention de mon diplôme avec une excellente mention, je n'avais pas trouvé de place dans un garage. Alors j'avais pris mon mal en patience et servais des cocktails à la noix dans un pub guindé. Encore heureux, parce que je n'aurais pas supporté de gérer les types louches, sans avoir le droit de leur coller une raclée. Parce que je suis la digne fille de mon père, même si, pour le moment, je préfère le cacher. Même à Archie.
Archibald Johnston était un client du Pickles. Avec ses grands yeux bleus, ses boucles rousses, son mètre quatre-vingts et son sourire à tomber, il n'a pas fallu longtemps avant que je ne cède à ses demandes quasi quotidiennes. J'ai fini par accepter le café qu'il me proposait. Puis un dîner. Un cinéma. En moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire, nous étions devenus inséparables. C'est tout naturellement que je lui ai demandé de m'aider à chercher la perle rare : un garage, assez grand pour que je sois à l'aise, sans devenir trop vaste pour une seule personne. Il est vendeur immobilier dans une des agences les plus prisées de la ville, et a su me dégoter la perle rare, pour un prix raisonnable, si on tient compte du marché et de sa localisation parfaite.Alors me voilà, petite blondinette de dix-neuf ans, propriétaire d'un garage à l'abandon et dans les bras d'un homme brillant qui ne connaît pas le quart des secrets que je garde dans ma valise. Peu importe. Ce soir, je veux fêter mon nouveau départ dans la vie. Ce soir, je ne suis plus Heaven Ferguson, mais Heaven Donovan, qui, pour la première fois de sa vie, fait l'amour avec son petit ami, sur le lit d'appoint qu'il a installé dans ma future chambre. Et je réalise enfin que ma nouvelle vie commence ici.
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Heaven [Roman orphelin]
RomanceIan s'est fait une promesse : plus jamais, il ne se laissera son travail empiéter sur sa vie. A trente ans, il a choisi de tout quitter pour vivre de sa passion. Il parcourt donc l'Europe avec son appareil photo, privilégiant les reportages qui lui...