Rapport d'intervention 1 : Reconnaissance en cours (1/2)

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 Mon réveil sonne. 7h. Il m'a longtemps manqué, celui-là ! Presque autant que mon bout de membre perdu. Si lui ne reviendra jamais, récupérer un peu le reste m'est salvateur. Bien sûr, je ne décale plus, je suis coincé aux services administratifs et lignes téléphoniques avec les sarces de la bande, j'ai fait le deuil de mon ancien job, mais au moins, je revois mes collègues. Ils ont même décidé de me laisser l'accès à la salle de sports du bâtiment, « pour pas que je me laisse aller ». Officiellement, mon incapacité ne me permet pas d'avoir plus qu'un travail à mi-temps, et quand je vois comme d'autres personnes comme moi galèrent pour revenir dans le monde du travail après leur amputation, je me sens super privilégié. Y a pas à dire, la famille assure !
Comme toujours, ou plutôt comme depuis quelques mois, je boitille jusqu'à la douche, me lave, puis cale ma demi-jambe sur le lavabo pour bien appliquer la crème sur mon moignon. Ça n'a rien de glamour, c'est sûr. J'ai moi-même eu beaucoup de mal à le regarder en face sans frissonner d'horreur ou de dégoût. Mais maintenant, ça va. Disons que je m'y suis résigné et pas encore « fait ». Si jamais j'avais la moindre irritation ou blessure sur ce dernier, je serais incapable de porter ma prothèse, et l'idée de devoir me replier sur une canne ou de faire des nœuds avec la manche de mon pantalon en exhibant mon infirmité à tous me révulse. Bien plus que de regarder ce bout de chair tordu le temps d'un soin journalier.

On a encore ajusté ma prothèse tibiale, avant-hier, lors de mon dernier rendez-vous chez mon spécialiste en médecin Physique. J'espère que cette fois sera la bonne ! J'ai eu la chance de pouvoir m'en prendre une électronique, avec les indemnités prévues par le boulot et l'intervention de ma mutuelle. Il faut dire que je tenais vraiment à ce que ça ne se voit pas. Le faux pied au bout, la pseudo peau toute lisse au bas, tout est fait pour qu'il n'y ait rien de soupçonnable sous mes baskets et mon jean. Et vu ma passion à côté, avoir une certaine souplesse lors des appuis était primordial.
Mais voilà, mon esprit ne me la sort pas de la tête. Je sais que certaines nuits, je le cherche encore, le sens être là. Mon « membre fantôme ».

J'ai du mal à me changer les idées. Je sens la prothèse quand je marche dans la rue. Je peine à cause d'elle dans les escaliers du métro 3. Je ne peux pas l'ignorer à la salle de sport, dans les lieux publics, je la ressens partout sans arriver encore à me dire qu'elle est mienne, pour toujours. C'est encore une étrangère. Je ne suis ressorti de la rééducation avec elle qu'il y a un an, environ. Le temps de faire reconnaître le handicap, que le chef négocie une place dans la Brigade auprès des supérieurs, jouant sur le fait qu'on essaye toujours de replacer à un poste les collègues blessés en intervention, que j'obtienne la mensualité compensatoire de ma mutuelle... Administrativement, je commence à peine à respirer et reposer des repères. Alors mentalement... Si mes comparses étaient dans ma tête, ils n'entendraient parler quasi que de ça.
Mais ce qu'il y a de bien, c'est que je vais pouvoir me vider l'esprit - et pas que !- ailleurs que dans le travail, avec la petite audacieuse anonyme. Ce vendredi soir ! Deux semaines qu'elle m'a fait lambiner, ça a intérêt à valoir le coup ! Et mon chef qui n'a rien trouvé de mieux que de me coller au standard téléphonique durant 24h, de ce mercredi à demain, jeudi... « comme ça tu auras ton vendredi comme tu me le demandais ! », tu parles ! Je vais être claqué ! Ce n'est pas parce que je ne bouge pas trop ou que je n'affronte pas les éléments que ce n'est pas source de stress. Pire ! Rester longtemps assis a tendance à provoquer des picotements et tensions dans le reste de ma jambe amputée.

Bref, quand j'arrive à la caserne, mes saluts aux copains équipés sont las d'avance. Je me hisse au sous-sol, lentement mais surement, ajustant mon mouvement à ma prothèse refaite. Je me force à ne pas la regarder, j'essaye d'avoir la tête haute et un air faussement désabusé, mais je ne suis pas sûr d'être crédible. Quand j'entre dans l'aire interdite au public, je salue tous ceux pas encore assis dans les bureaux de réception des appels. Et mon chef habituel qui... repart. Il a fait la nuit.

Les yeux bandésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant