Les Esprits

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     La lumière artificielle du hall déchira l'obscurité de mon appartement lorsque j'ouvris la porte. "Enfin rentré", pensai-je, m'imaginant déjà somnoler sous les jets bouillants de ma douche. Cette pensée m'abandonna presque aussitôt, lorsqu'un frisson glacé parcourut mes épaules. Ma soirée serait plus longue que prévu, finalement... Il était là. Et il voulait me parler.

     C'est dans ce genre de moments que je me sens fier. J'ai été choisi. Et, ce don qui m'a été accordé, bien que lourd à porter... C'est grisant. Je pris le temps d'enlever ma lourde veste de cuir, et mes chaussures, avant de rejoindre le centre de mon salon, droit, les yeux mi-clos. J'étendis les doigts de ma main gauche, et caressai la barrière invisible qui me séparait de lui. Sa main glacée frôla la mienne, et j'ouvris les yeux sur son regard. Il était indescriptible. Ce n'était pas le spectre avec qui j'avais l'habitude de partager mes nuits. Non, celui-ci semblait... Plus colérique. Il se tenait devant moi, et me dépassait d'au-moins une tête. Son visage, bien que pas tout à fait formé, me regardait d'un œil noir, et des volutes de ténèbres se dissipaient derrière lui dans le souffle d'un courant d'air imperceptible. Je ne succombai pas à la terreur qu'il tentait de m'insuffler. Cela faisait déjà quelques jours qu'il me tournait autour, quelques jours que je l'attendais silencieusement. Il semblait presque déçu d'avoir perdu son effet de surprise.

     Dans notre discussion silencieuse, je lui rappelai les règles. Il était chez moi, après tout. J'avais beau avoir fait de mon appartement un havre, un endroit sain, où ils pouvaient aller et venir selon leur désir, j'avais dû, au bout d'un certain temps, imposer des limites, pour leur tranquillité comme pour la mienne. Tout d'abord, personne dans ma chambre. C'était la seule porte qu'ils n'avaient pas le droit de franchir. J'avais beau souffrir d'insomnie, je tenais au peu de sommeil dont je bénéficiais chaque nuit. Et, les cauchemars qui m'avaient assaillis deux jours plus tôt étaient, évidemment, une tentative pour m'effrayer. La fierté, et le défi, dans sa posture le confirma. D'un rire narquois, je lui fis baisser la tête. Je lui rappelai la seconde règle. Ne pas interférer avec les autres spectres. Mon Havre se devait d'être un lieu de paix pour tous. Dernièrement, beaucoup de mes "colocataires" avaient été troublés... Enfin, par anticipation, je lui rappelai qu'en aucun cas il ne devrait interférer avec les autres êtres vivants qui pourraient franchir ma porte. J'étais intransigeant à propos de celle-ci. Il ne manquerait plus que mes amis, ma famille, soient en danger à cause d'eux...

     Il me défia, à nouveau. La fatigue m'assaillit subitement, et je dus détourner mon regard de l'apparition qui tendait une main décharnée vers mon visage. Il me pensait si faible ? Je fis craquer les doigts de ma main droite, et relevai la tête. Du pouce, je faisais machinalement tourner la bague enserrant mon index. Je lui rendis son sourire malsain, et avançai. Je sentis les autres se regrouper derrière moi, et la main de celui que j'avais proclamé mon Guide sur mon épaule. Le défi dans les yeux de l'autre se transforma en inquiétude lorsque, du bout des doigts, je traçai un cercle à ses pieds, tout en marchant lentement autour de lui. Il soutint mon regard jusqu'au bout. pensant pouvoir s'échapper. Il me fallut un mot. "Pars". Je le murmurai à son oreille, et il fut repris tel un écho par les cinq spectres qui s'étaient dressés autour de lui.

     Je ne le reverrai plus. Je remerciai mes protecteurs d'un geste, et ils me rendirent un regard empli de bonté. Tant que je serais là pour eux, ils m'aideraient en retour. Je sortis d'un tiroir un carnet à la couverture en cuir noir, et entrepris d'écrire, en n'omettant aucun détail, ma rencontre, et "l'exorcisme". Je n'aime pas ce mot, exorcisme. Mais je n'en connais pas d'autre, après tout. Je marquai la page suivante. Ne jamais revenir sur une page, c'était la règle. Je rangeai mon carnet et partis, enfin, prendre cette douche qui m'attendait depuis bien trop longtemps. Les yeux fermés, je me surpris à imaginer un monde où je pourrais parler de tout ça, sans passer pour un fou. Ce n'était pas pour aujourd'hui.

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