Une ombre inquiétante

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VDM : VIE DE MOULE

1. Une ombre inquiétante

C'était un jour vide et ennuyeux comme tous les jours vides et ennuyeux qui l'avait précédé.

Dès que l'aube se levait et arrosait l'océan de rayons de lumière, le même spectacle se répétait jusqu'à ce que la nuit tombe : l'eau verte s'agitait à mesure que les poissons circulaient au-dessus de sa coquille, se heurtant les uns contre les autres pour profiter de la vitesse du courant. Le bal des déchets s'abattait alors sur le Rocher : écailles, morceaux de coraux ou de poissons mal digérés, sable. Un idiot avait un jour dit que le récif était le cœur pulsant de l'océan, silencieux et majestueux. Peut-être que s'il avait baissé les yeux, il se serait rendu compte que tous ses habitants n'étaient pas logés à la même enseigne. Le récif était surpeuplé, et le Rocher, l'endroit où toutes leurs déjections retombaient.

Si Bouchot devait être honnête, il était vrai que le rôle de son espèce n'était pas très important au milieu des coraux. Pas de pattes, de nageoires ou de branchies. Seulement une coquille noire attachée à un caillou de la même couleur. Si tous les poissons avaient un rôle à jouer dans l'océan, la colonie de moules restait là, à attendre que le temps passe, jusqu'à ce que la nuit tombe et que les coquilles se referment. Et le manège se reproduisait aussitôt que l'aube se levait de nouveau. Une vie inutile pour des créatures inutiles.

Souvent, Bouchot rêvait de partir au loin. Mais tout comme elle n'avait pas de nageoires, elle n'avait pas d'ailes. Elle faisait partie de la vingt-deuxième génération de moules vivant sur le Rocher. Elle avait grandi toute sa vie au milieu de ses frères et sœurs et avait tout appris sur la vie à leur côté. Ce n'était pas comme si elle avait eu le choix. Les autres moules, les adultes et les anciens, avaient été repoussés vers les parois les plus éloignées du Rocher lorsqu'elle avait grandi, ce qui rendait toute communication compliquée. Les messages circulaient mal, et le temps qu'ils arrivent d'une moule à une autre, son sens pouvait avoir été complètement modifié. Ce n'était pas comme s'il y avait beaucoup à apprendre de toute façon. Lorsque le plancton

arrivait, il fallait ouvrir grand la coquille pour en aspirer un maximum. Et une fois qu'il n'y en avait plus, fermer pour digérer. Et... C'était tout. Pour Bouchot, ce n'était pas suffisant. Elle voulait plus. Elle voulait quitter le Rocher, trop petit pour ses rêves de liberté, et rejoindre les poissons qui nageaient au-dessus d'elle, dans leur ballet hypnotisant et chaotique. Loin, loin, très loin du Rocher où sa famille l'étouffait. Elle le souhaita de toutes ses valves.

Alors qu'elle rêvassait de ce que sa vie pourrait être dans le vaste océan, une ombre titanesque recouvrit soudain le récif. Tout le monde, poissons, crustacés et autres fruits de mers se figèrent à l'unisson pour dévisager l'intrus. Il s'agissait d'une créature à la peau d'une matière étrange, qui n'était faite ni d'écailles, ni de coquille. Quatre fascinantes extensions s'agitaient sous et le long de son corps, ce qui lui permettait de nager dans leur direction. Effrayés, les poissons plongèrent dans les abysses pour se cacher. Vulnérable, le Rocher ne bénéficiait plus d'aucune protection.

Une vague de panique gagna la colonie. Le monstre fonçait droit dans leur direction ! Incapables de fuir, les moules firent cliqueter leurs coquilles avec l'énergie du désespoir, pour essayer de le chasser au loin. Mais la créature était plus déterminée qu'elles. Avec l'une de ses horribles excroissances, elle saisit quelques cousins éloignés de Bouchot et les arracha de la roche.

Autour de la petite moule, tout le monde criait. Mais pas elle. Bouchot était excitée. Enfin quelque chose de nouveau ! Enfin quelque chose qui valait la peine d'être vu ! Bien sûr, la situation se révélait dramatique, mais pour la première fois depuis sa naissance, elle pouvait voir les moules des parois extérieures. Elle arrivait même à percevoir le dessous de leurs coquilles alors qu'elle n'avait jamais vu la sienne.

Son enthousiasme retomba bien vite quand ses plus proches frères et sœurs commencèrent à se faire déloger. D'aussi près, il était vrai que la créature était un peu effrayante. Mais que pouvait-elle bien faire de toute manière ? La colonie continuait de supplier pour être épargnée, et la bête ne paraissait pas les entendre.

Lorsque l'une des étranges excroissances s'abattit sur elle, Bouchot hurla comme les autres. Sa coquille grinça contre la roche et bientôt, elle volait au-dessus du

récif. Pour la première fois, elle voyait tout ! Chatka le crabe, leur colocataire, en train de protéger ses œufs, les poissons, plus bas, qui se faufilaient entre les coraux. Elle pouvait même sentir l'eau s'écouler le long de ses valves. Malheureusement, son merveilleux voyage était sur le point d'être écourté de manière dramatique. Le monstre portait un grand trou noir où toute sa famille était en train de paniquer. Bientôt, elle se retrouverait de nouveau étouffée par une cacophonie de coquilles et de lamentations. Elle se résigna à son sort.

C'était sans compter sur une erreur de la créature. Lorsqu'elle aperçut Chatka, elle tenta de s'en saisir. Le vieux crabe bougon n'était pas de cet avis. Il réussit à coincer un des vers frétillants au bout d'une des excroissances entre ses pinces acérées. Personne ne touchait aux œufs de Chatka, pas même les poissons. Il avait la réputation d'être un coriace adversaire. Le monstre n'aima pas l'attaque sournoise. Il agita son membre, Chatka toujours accroché au bout. Bouchot sentit la grippe autour d'elle glisser. Elle tenta de s'accrocher, mais les mouvements trop brusques eurent raison d'elle : elle regarda, horrifiée, la créature lâcher prise. Elle referma sa coquille juste avant de heurter le bord du Rocher, sur lequel elle rebondit avant de sombrer dans les profondeurs, plus bas encore que l'endroit où les poissons se cachaient, là où tout était obscur et inconnu. 

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