Les sens toujours aux aguets, il s'efforçait de se concentrer sur les bruits, surtout les plus infimes ; l'entrée de la tanière n'était plus guère qu'à une vingtaine de mètres. À côté de lui, le dos appuyé contre un fût rongé par la rouille, elle le fixait. Décontenancé, il lui semblait que ses yeux changeaient de couleur à mesure que le jour s'éteignait. Il se souvenait des reflets émeraude qui les habitaient. Désormais, il était d'un mauve profond lui rappelant les vestiges d'un océan oublié. Ramassées sous elle, ses jambes étaient parcourues de frissons, comme si ces muscles engourdis se réveillaient enfin.
— Tu crois que tu pourras marcher, articula-t-il avec lenteur.
Il ignorait si elle serait en mesure ou non de lire sur ses lèvres, mais elle hocha la tête. Soulagé, il esquissa un sourire en guise de remerciement. Épuisé, les articulations endolories, il se sentait incapable de courir davantage avec elle sur son dos, malgré la faible distance qui les séparait. La tête penchée en arrière, il regardait la voûte céleste à la recherche de ses lueurs qu'il aimait contempler autrefois, avant que l'on ne décidât de foncer le ciel.
De l'index, Joshua avait pointé une tache plus lumineuse que les autres. Blanche, presque immaculée, unique, elle scintillait de mille feux.
Où étaient passés les autres ?
Une ombre avait oblitéré le visage de son ami lorsqu'il s'en était ouvert, comme une vieille cicatrice qui se serait rouverte. Mais il l'avait rassuré, le passé demeurait le passé et il l'avait accepté sans, toutefois, jamais pardonner.
Il soupira. Des fourmillements électrisaient tout son corps. Qu'il demeurât ainsi quelques minutes de plus et il serait incapable de se relever, même de marcher. Raide, il s'était coulé vers la ruelle obscure, seulement éclairée par une cloche lumineuse falote et branlante, dont le corps se balançait au gré des courants d'air qui s'y engouffraient. Autour, tout n'était que ténèbres. L'obscurité, qui y régnait, était encore plus épaisse que de la poix et la seule issue était cette ruelle. Au bout, il y avait un coude à angle droit d'où rien ni personne ne sortait, sinon des spectres et des chimères. Les yeux fermés, il tenta de regagner un souffle qui maintenant lui manquait.
Seuls les bruits de leur semelle sur le sol poussiéreux trahissaient leur présence. De temps à autre résonnait le son d'une goutte d'eau ; le chant lugubre d'une chute sans fin, depuis un tuyau crevé jusqu'à la flaque qui s'étalait en contrebas. Parfois, ils s'arrêtaient au niveau d'un puits de verre et ils regardaient le ciel dénué de lumière. Dans la cour, des ombres silencieuses planaient, piquaient puis disparaissaient une proie entre leurs serres, dans leur bec. En ces moments, un voile étrange passait sur le visage de Joshua et son regard se vidait de toute substance. Mais cela ne durait jamais longtemps, seulement le temps d'un battement, ensuite il se relevait et lui faisait signe de le suivre. Attentif, il avait appris avec avidité tous les pas, les mouvements, les esquives, toutes ces petites choses qui, un jour, un temps, peuvent creuser un fossé entre la vie et la mort. À cet instant, Joshua lui avait souri ; il avait souri et il avait ri. C'était un rire nerveux, le signe d'une tension qui jamais ne se relâchait.
Pourquoi avait-il alors posé sa main sur son épaule manquante ?
Il ne le savait pas, même encore aujourd'hui.
Assise, la jeune fille le fixait de ses grands yeux couleur cieux. Elle semblait vouloir lui dire quelque chose. Le réconforter, peut-être ? Mais ses lèvres demeuraient scellées. Ses muscles, encore ankylosés, se refusaient toujours à lui obéir, toute fois les sensations lui étaient revenues et la luminosité ambiante n'était plus un supplice. Les yeux ouverts, elle découvrait un paysage lugubre. Suspendues dans les airs, d'étranges boules lumineuses étaient prises de tremblements, quand elles ne disparaissaient pas tout à fait, pour réapparaître ensuite. Éclaboussée par la lumière sale, elle devinait des étendues verticales couvertes d'aspérités et de taches qu'elles devinaient colorées. Par endroit, des trous apparaissaient et donnaient à voir un intérieur sinistre et noir. Du sol, s'échappaient d'atroces émanations, mélange d'aigre et de pourriture. Sans doute son compagnon y était-il habitué, car il ne semblait en aucune manière incommodé. Mais si les odeurs ne le dérangeaient pas, elle ressentait chez lui une tension diffuse et malsaine. Elle se remémora les instants précédents leur repos. Incapable de se mouvoir, il s'était résolu, malgré sa fatigue, à la porter, alors même que rien ne l'y obligeait. Elle avait lu dans son regard, en dépit de la douleur que lui avait infligée une luminosité trop vive, sa détermination. Maintenant qu'ils étaient là, adossés contre le pignon d'un immeuble décapité, toute assurance semblait l'avoir fui, il paraissait terrifié. Aux aguets, elle n'entendait rien, ne voyait rien qui eut pu lui inspirer une telle terreur. La ruelle était silencieuse. Rien n'en sortirait, car c'était une voie sans issue.
Joshua souriait toujours, ses dents blanches illuminées par les rayons du clair de lune ; il souriait, mais ne bougeait plus. Non ! il ne bougerait plus et son sourire demeurerait figé pour l'éternité. Une main resserrée à hauteur de son plexus, il tenait entre ses doigts un objet noir long de plusieurs pouces. Derrière lui, il y avait une ancienne rampe d'escalier, déchiquetée. À ses pieds reposait une cartouche en caoutchouc, dure comme de la pierre, meurtrière comme une balle de revolver.
Qu'avait-il fait ensuite ?
Il ne se souvenait plus, il se rappelait seulement des yeux rouges qui transperçaient les ténèbres, des yeux rouges et de la balle en caoutchouc qu'il tenait entre ses doigts. Sa chair avait réagi, mais pas son esprit ; il était resté accroché au corps désarticulé de son ami.
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L'Incendie
ParanormalAdossée contre la pile de béton, elle contemplait le ciel teinté d'ocre. Bientôt s'en viendrait le couchant et son horizon baigné de sang; au loin, il y aurait l'incendie, l'incendie d'où tout renaîtrait, l'incendie d'où tout recommencerait. Ils son...