| TROIS |

Prélude : - AGNI -

La lumière orange du soleil finissait de se déverser sur les terres sèches qui s'étendaient en contrebas de sa maison. Agni n'y prêta pas attention, la tête dans un parchemin. Ses cervicales raides protestaient dans sa nuque mais elle y était indifférente. Absorbée par le récit que contenait le document, cela faisait en réalité plusieurs heures qu'elle s'était complètement coupée du monde extérieur.

La journée avait pourtant été agitée, à l'extérieur. Les pluies diluviennes arrivaient et toute la vallée s'évertuait à préparer la venue de l'eau. Digues, ravins, canalisations, gouttières, barrages ... On avait tout reconstruit, tout renforcé, tout replacé. Comme chaque année, la ville d'Agni s'armait contre son plus terrible ennemi. L'eau et la boue n'allaient pas tarder à tout emporter sur leur passage et si l'on voulait éviter les morts terribles de l'année d'avant, il fallait mieux se préparer. 

Cinq enfants étaient morts dans les premiers mois de la dernière mousson, faute de préparation. Cinq enfants et une femme.

Agni ne connaissait que trop bien cette menace et pourtant, cette année, elle n'avait participé à aucun chantier, à aucune rénovation. Pendant toute la période sèche, elle avait écumé les bibliothèques et les antiquaires pour mettre la main sur le précieux parchemin qu'elle tenait désormais entre les mains. Il était long de plusieurs pages et parsemé d'étranges écritures mais Agni ne semblait pas troublée par son aspect cryptique. Elle l'avait tant souhaité, ce stupide manuel. Elle le détestait et le désirait ardemment dans le même temps. Elle en avait désespérément besoin et elle haïssait cela.

Le soleil se coucha finalement et l'ombre fraiche de la nuit tomba sur les champs de la vallée. L'obscurité soudaine tira la jeune femme de son examen et elle se redressa en grimaçant. L'air commençait à sentir la pluie. L'odeur de l'eau embaumait les murs en pierre de sa maison. L'humidité faisait luire la pierre à la lumière des bougies et toute sa maison se mettait à suinter.

Oui, l'eau arrivait.

Elle arrivait pour prendre et ne jamais rendre, comme l'an dernier. L'an dernier cinq enfants étaient morts, emportés par des coulées de boue ou par les torrents impitoyables qui se mettaient à courir où bon leur semblait. Cinq enfants et une femme.

La sienne. Agni avait perdu l'usage de son bras droit en essayant de l'extirper de la vase dans laquelle elle s'était embourbée.

Elle ne voulait pas y penser. Elle ne voulait pas penser à la pression de la terre qui se refermait autour de son membre tandis qu'elle tirait désespérément Thalie, déjà disparue sous la vase et probablement déjà morte, les os broyés par le poids de la boue et de l'eau.

Elle ne voulait pas y penser car elle allait ramener Thalie. Elle ne voulait pas y penser car quand elle avait finalement retrouvé son corps, à la faveur des débuts de la saison sèche, elle s'était fait une promesse. Thalie reviendrait parmi les vivants, quoi qu'il en coûte.

Le parchemin était là pour ça. Il était sa porte d'entrée vers la mort et elle comptait bien en passer le seuil pour aller arracher Thalie au sort qui la retenait prisonnière.