J'étais matrixée par la préparation mon dossier pour passer en troisième cycle de formation musicale... Mais ce n'était peut-être pas plus mal, puisque cela m'a permis d'accumuler une documentation passable sur Maurice Maréchal ! Pour une fois, je ne suis pas trop mal satisfaite de ma formulation. Mais la narration reste trop rapide... Enfin, on ne peut pas tout avoir.
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Boum ! À dix mètres de lui, sur sa droite, un obus explosait. Boum ! Un autre, quelque part derrière lui. Boum ! Le soldat n'y faisait plus tellement attention. Il ne faisait plus attention à grand-chose. Ses oreilles bourdonnaient jours et nuits du bruit des explosions. Il savait qu'ils avaient franchi l'année 1916, mais quelle importance ? Y avait-il eu un quelconque changement ? Aucun. Rien n'avait changé cette année, pas plus que l'année précédente. Le ciel pleurait encore et toujours ses larmes de métal, ces larmes explosives qui retournaient la terre et les hommes. Au milieu de tout ce capharnaüm, il tirait. Il ne savait pas trop sur quoi. Il ne savait plus trop pourquoi. Il tirait loin devant lui, vers d'autres hommes dans des tranchées qui, eux aussi, ne savaient plus sur quoi et pourquoi ils tiraient. Le soldat se disait qu'il continuerait à tirer, même mort.
Sous les doux flocons de neige ou le puissant soleil de l'été, aucun ne s'arrêterait de tirer. Avant, il y avait eu des fleurs multicolores et parfumées et de divers animaux volants et marchants à cet endroit-là. Tous s'étaient teint de rouge sombre. Le rouge du sang. Les odeurs de poudre, de corps en décomposition et de sang se mélangeait, créant un parfum infect. Des animaux, au sol, il ne restait que des rats, charognards, pullulant avec les mouches autour des cadavres. Contrairement aux malheureux soldats qui mouraient de faim, ils avaient le ventre plein des restes des hommes tombés.
« C'est plus une vie, André », répétait inlassablement Alain, un ancien libraire, au soldat alors qu'ils marchaient vers l'arrière - le seul endroit à leurs yeux qui bénéficiait d'un semblant de sécurité aussi près du front. « On a juste un uniforme et un fusil, et tout ce qu'on nous demande, c'est de tirer pour un solde de misère ! ».
Ce n'était pas faux. Les grands prônaient le patriotisme et le devoir civique en tant que citoyen français. Mais eux n'avaient jamais mis les pieds sur le front. Ils ne voyaient pas la guerre comme les petits soldats la voyaient. Ils ne voyaient que des figurines de plomb à déplacer sur des cartes, des chiffres toujours plus problématiques et des stratégies infructueuses.
Les soldats voyaient la réalité, aussi laide qu'affreuse, aussi dure que brute - pas à distance. Ils voyaient la Mort qui se baladait nonchalamment, traversant le no man's land à volonté. Ils voyaient les cadavres s'empiler sans fin pour un jour atteindre les cieux. Ils voyaient les amis, les voisins, la famille, partir un à un, loin de cette guerre absurde et de la violence des hommes. Parfois, André les enviait. Le corps d'un défunt restait sur terre, mais il ne tirait plus. Son esprit pouvait partir aussi loin qu'il le voulait, loin de ce front de malheur. Mais la beauté existait aussi près du front, et l'attendait à l'arrière.
Leur régiment, le 274e d'infanterie, se trouvait à Ourton, dans le Pas-de-Calais. Un petit coin de campagne tranquille transformé en boucherie humaine. Bien que la boucherie soit accessible à tous, seuls les rats en profitaient, sous les yeux vides et lugubres des soldats encore debout.
L'arrière était un petit coin de semi-tranquillité à seulement quelques centaines de mètres d'un second Enfer sur terre. André se dirigea vers l'un des rares bâtiment de bois encore debout. Assis sur une pierre derrière la petite ferme, son Poilu sous le bras, Maurice discutait avec un autre soldat dont André n'avait pas retenu le nom. Depuis le début de la guerre, il avait arrêté de se soucier de bien des choses, mais pas de ça. Comme tous les soldats, il était toujours impatient de retourner à l'arrière pour pouvoir se reposer. Mais plus que dans tous les autres régiments, le leur était chanceux. Ils avaient Maurice, et son Poilu.
Les gens du 274e aimait bien Maurice. Il ne sortait pas du lot sur le champ de bataille, mais à l'arrière, il faisait des miracles avec le Poilu. Les hommes s'étaient rassemblés en cercle autour de lui et avait-il à peine commencé à jouer que tous autour s'étaient tus.
Par le passé, André avait déjà assisté à un concert, avec un grand orchestre symphonique, mais cela ne l'avait pas vraiment marqué. Il s'était tellement ennuyé qu'il s'était endormi. Mais là, alors que ses oreilles bourdonnaient encore des ordres aboyés par les officiers et du bruit tonitruant des obus explosant, le son de ce violoncelle grossier en caisse de munition boche lui paraissait merveilleux. On aurait crû entendre quelqu'un chanter, avec une voix mélodieuse à faire envier les oiseaux. Il observait avec attention le musicien bouger, se balancer de droite à gauche, ses mains douées de vies propres. L'une courait sur l'instrument, ses doigts semblant à peine se poser sur les cordes pour ensuite aller ailleurs. L'autre produisait le son - fort, doux, rapide, lent - un archet à la main plutôt qu'une baïonnette.
Lorsque la musique s'arrêta, les soldats l'acclamèrent, sifflèrent, le félicitèrent. André, lui, n'avait pas bougé. Le son de l'instrument, si doux par rapport au son de la tempête de métal, l'avait hypnotisé - et vibrait encore à ses oreilles. Il ne le remarqua pas tout de suite, mais ses joues étaient humides. Au loin, un oiseau chanta, mais se tut aussitôt, sûrement honteux d'avoir voulu rivaliser avec l'instrument merveilleux.
De retour sur le front, André fredonnait. Il ne le faisait pour personne en particulier, juste pour lui-même, du matin au soir - éveillé ou dans un demi-sommeil. Cela finit tout de même par agacer ses compagnons mais il ne s'arrêta pas pour autant. Il fredonnait pour se raccrocher à quelque chose de beau, quelque chose qui lui rappelait qu'il vivait et que la beauté existait encore dans ce monde fou.
La mélodie de Maurice le hantait, lui et ses rêves. Alors il essayait d'en fredonner l'air - mais en vain. Dès qu'elle lui revenait, aussitôt elle lui échappait, insaisissable. Une semaine passa et il retourna à l'arrière avec les autres. Alain râlait encore, mais personne ne semblait l'écouter, ni lui dit d'arrêter. Chacun avait sa méthode pour ne pas s'effondrer sur place en pleurant - ne pas se laisser briser.
André s'était décidé. Même s'ils n'étaient pas spécialement proches, il demanderait à Maurice de rejouer la musique de la dernière fois. Mais il fut vite déçu. Il apprit de son supérieur que Maurice était parti la veille en direction du quartier général pour donner un concert devant Joffre et Pétain.
André alla s'assoir sur la pierre qui avait servi de chaise à Maurice la semaine précédente. Il avait tellement espéré réentendre cette mélodie ! Cette pensée lui avait permis de garder un semblant de moral sur un front où la Mort se baladait comme chez elle et dans des conditions épouvantables. Personne ne le vit, mais André se décomposait. Lorsqu'on s'arrête de courir, la reprise est encore plus dure. Là, il avait oublié le plaisir et l'envie de vivre une seconde, et maintenant, c'était fini. Les oiseaux semblaient chanter aussi fort que leurs petits poumons le leur permettaient, comme pour combler le vide laissé par l'instrument - et celui dans le cœur d'André. Mais il sonnait infiniment creux et malheureux.
Ils étaient retournés au front depuis cinq jours. André avait cessé de fredonner. Il tirait avec les autres, inlassablement, mécaniquement. Ses oreilles bourdonnaient toujours, du boum ! des explosions, des fwiou ! des obus traversant le ciel gris et morne et les pan ! des coups de feu incessants. Il sentait, comme les autres, le poids de sa fatigue et de ses nuits sans sommeil, des morts et de son arme. Mais plus que les autres, il sentait le poids du creux en lui. Cette envie de se coucher là, par terre, pour ne plus jamais se relever et attendre qu'un de ces maudit obus lui tombe dessus. Pourtant, il restait debout, et il tirait. Il mangeait sans broncher sa portion de pain rassis quand il y en avait et crevait de faim avec les autres quand il n'y avait plus de nourriture.
Ce fut là qu'il apparu. Un mince rayon de soleil traversant l'épaisse couche de nuage. Une partie des soldats, Boches comme Français, se figèrent un instant - un instant seulement. C'était d'une beauté incroyable pour un champs de bataille. C'était si beau qu'on aurait pu voir un ange en descendre. À la place, au loin, un oiseau chanta. Des larmes coulaient le long des joues crasseuses d'André. Il connaissait cette mélodie. Elle l'avait hanté des jours durant. Il lâcha sa baïonnette et sortit de sa tranchée en courant, cherchant cet oiseau si merveilleux. Debout, la tête tournée vers le ciel, pleurant, il fredonna, de concert avec l'oiseau. Il était heureux. Son creux en lui débordait de joie et d'admiration pour Maurice, car il savait qu'à ce moment-là, il jouait avec son Poilu.
Ainsi, il ne vit pas l'autre larme de métal lui tomber dessus.
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Boum bada boum !
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's ᴆɘɐ†ի
Historia CortaQuelques "nouvelles" mettant en scène une certaine sorte de fin ^^