Un sujet "primordial" - Ciprianna

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Je n'arrive toujours pas à comprendre comment cette fille tient toute la journée sur de telles échasses.

Je sais que je ne devrais pas faire de commentaires négatifs sur l'allure d'une femme. Ce n'est pas constructif. Mais quand même!

Et puis, elle est toujours habillée comme si elle allait à une soirée branchée. Aujourd'hui, le temps est maussade et elle a eu l'audace de mettre une robe vermillon hyper moulante que je trouve particulièrement racôleuse. Rajoutez à ça des escarpins rouges de 13cm, une tonne de bracelets clinquants d'inspiration hollywoodienne et un usage excessif des extensions capillaires.

Je ne vois pas ce qu'elle fait là.

Elle serait sûrement plus à l'aise dans la rédaction d'un magazine de mode. Elle a déjà l'allure en tout cas.

Depuis qu'elle est arrivée au Le Libéré, tout le monde semble l'adorer. Et pas seulement les autres jeunes rédacteurs, qui semblent d'ailleurs avoir oublié qu'elle pouvait leur piquer leur place.

Ils m'énervent tous. A chaque fois que l'on a réunion dans cette salle, j'ai l'impression d'étouffer. L'atmosphère est tellement tendu, mesquine. Je sens qu'il faut constamment que je regarde derrière moi au cas où l'un d'entre eux essaierait de me poignarder dans le dos.

Ils savent que je sens en bonne voie pour le poste de rédacteur titutlaire. C'est pour cette raison qu'il ne parle pas. Pire, ils me fuient comme la peste. Ralph et Evra sont assis à côté de moi juste parce qu'ils n'ont pas le choix.

Tout le monde a l'air soupçonneux. Tout le monde sauf  Gabriella. Elle est debout en train de rire à gorge déployé avec Dominique. Son rentre-dedans est tellement évident, je ne comprends pas comment D ne voit pas à quoi elle joue.

Voici enfin Mme Dietriech qui pousse le porte d'entrée, ce qui fait taire le murmure nerveux dans la salle. Sans jeter un œil à quiconque, elle se dirige vers une des chaises de la grande table autour de laquelle les huit jeunes rédacteurs dont je fais partie sont assis. Elle se pose sans dire un mot, dépose son carnet sur la table et lit un message qu'elle a reçu sur son portable.

Bien évidemment, Gabriella a trouvé le moyen de s'asseoir à la dernière place à côté de d'elle.

Après avoir répondu à son message, elle pose le téléphone sur la table et lève enfin les yeux vers nous, faisant un tour de l'assemblée d'un regard froid.

- "Vous comprenez bien que si je vous ai tous réunis aujourd'hui ici, c'est pour parler d'un sujet primordial". Tous les sujets sont primordiaux pour Mme Dietriech. "Nous avons reçu l'immense privilège d'être autorisé à faire une interview d'un auteur, toujours réticent à se confier aux journalistes, la célèbre Helena Malabkan".

Un murmure parcourt la salle, tout le monde semble étonnée de la nouvelle. Mme Dietriech marque une pause, savourant le plaisir de nous faire mariner. Evra qui est à côté de moi ouvre son calepin et commence à noter Je ne comprends pourquoi il note autant de choses. 

La rédactrice-en-chef continue. "Avec les autres collaborateurs, nous nous sommes dit que l'on voulait vous faire un petit cadeau en engageant un sympathique concours entre vous afin de déterminer qui aura le privilège de procéder à son interview".

Je sens d'un coup monter la tension dans la salle. On pourrait la toucher tant elle est perceptible. Les jeunes rédacteurs se scrutent tous des yeux d'un air de méfiance et je sens quelques regards dans ma direction. J'aperçois Gabriella au côté de Dietriech, l'air vainqueur comme si elle avait déjà remporté le match. "Sympathique concours" n'est pas le terme que j'aurais utilisé.

"Comment allez-vous déterminer qui est le plus apte à faire l'interview?" demande Sarah, une fille au visage pincé, assise entre Ralph et Dominique, et qui est la version plus jeune de notre rédactrice en chef. Je ne lui donnerai pas l'occasion de devenir la nouvelle Mme Ditriech. Cette place-ci est à moi.

"Eh bien, comme vous le savez", reprend Dietriech, "Le numéro du mois prochain est un numéro spécial puisque l'on fête le quatre-vingtième anniversaire du fondateur du journal, M. Samuel Dampion. Aussi, nous souhaitons avoir un ensemble de sujets de qualité, dont de nombreux retraçant la vie de ce journal et certains faits marquant de la compagnie. L'interview de Mme Malabkan fera partie de ces nombreux sujets, ce sera d'ailleurs un de nos articles phares".

Dietriech se lève et tout en parcourant la pièce, poursuit. "Je veux donc que chacun d'entre vous puisse me ressortir un des faits marquants du Libéré et le traite de la meilleure façon possible. Ce journal est entré dans l'histoire, sa notoriété n'est plus à prouver; mais il faut pouvoir montrer à nos chers lecteurs ce pourquoi ils nous sont tant fidèles".

Elle est à présent devant le tableau dans la salle et nous scrute tous du regard.

- "Je n'ai pas de trame particulière à vous donner concernant cet "exercice". Trouver quelque chose d'intéressant dans les archives du journal, remettez-le au goût du jour et magnifiez-le. Celui d'entre vous qui aura réussi à rédiger un article dans la lignée des grands rédacteurs du journal verra non seulement son article publié mais aura l'immense privilège de rencontrer l'une des auteurs les plus remarquables de sa génération. Vous croyez capable d'y arriver?"

La question reste suspendue dans la salle, sans réponse. Tout le monde se regarde, sur un air de défi. Mme Dietriech a l'air enchantée, elle aime les boucheries.

- "Bon! Ce sera tout, maintenant au boulot!" finit-elle.

Les rédacteurs se lèvent lentement, réservés, comme par peur qu'un mouvement trop brusque puisse leur faire perdre le match. Gabriella, un large sourire sur le visage, quitte la pièce légère.

Je rassemble mes affaires, réfléchissant déjà au sujet que je pourrais aborder. La compagnie Le Libéré gère un ensemble de magazines de thèmes différents. Les Nouvelles libérées est le quotidien d'information de la compagnie. Malgré la baisse des achats de journaux papiers, il continue à faire de bons chiffres dans les kiosques et ce en raison de nombreux journalistes à la très bonne plume. Il y a également un quotidien sportif qui a des pigistes décadents, Dominique est normalement rattaché à cette partie du groupe mais il s'est fait remarqué grâce à plusieurs articles qui ont fait polémique. Au départ, j'ai pensé qu'on l'aurait enterré ou même renvoyé, mais son écriture a marqué les rédacteurs. Il y a un tas d'autres périodiques et mensuels gérés par la compagnie mais le plus célèbre reste Le Libéré, dans lequel je travaille. Il est à la base de la compagnie. Journal à vocation littéraire, il a fait sensation dans le domaine à maintes reprises. Mais il commence à perdre de sa superbe, raison pour laquelle la rédaction cherche une nouvelle équipe et un nouveau leader.

Et ce leader, ce sera moi.

Reste à savoir comment faire.



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