Il correspondait. Mon signe astrologique correspondait. Comme tout le reste, d'ailleurs. Mon cœur palpitait d'excitation. On m'avait laissée en présence de six autres petites filles d'environ le même âge que moi. Je reconnaissais quelques de mes camarades du quartier, dont Shristi, Kukee et Bianca. Nos regards se croisèrent tour à tour mais nous ne nous adressèrent aucun sourire. La rivalité régnait sur notre petit groupe de filles.
Je sentis quelque chose agripper le bas de ma robe et me retournai avec hâte pour découvrir une fillette dont les grands yeux noirs me détaillaient de la tête aux pieds.
"Tu as peur des vaches ?" demanda-t-elle simplement.
Surprise, je méditais quelques secondes avant d'ouvrir la bouche pour répondre et de la refermer presque immédiatement, remarquant le sage qui nous faisait signe de nous taire. Il faisait frais et les rues étaient sombres. On nous fit signe de suivre l'un des sages en sari orange tandis que l'autre fermait la marche. Leurs visages entièrement peinturlurés luisaient sous une lueur étrange.
J'enlaçai et délassai mes doigts nerveusement. Nous marchions toutes d'un pas léger, nos pieds battant la mesure sur la terre sèche tels des métronomes réglés sur modérato. Je croisai le regard froid et indéchiffrable de Shristi. Elle et moi étions voisines, mais jamais nous ne nous étions bien entendues. En fait, nous ne nous étions jamais parlées, mais avions une relation hostile l'une envers l'autre, nos parents étant rivaux. Le père et la mère de Shristi tenaient une bijouterie à deux pas de la notre et nous faisaient de la concurrence car elle faisait orfèvrerie pour combler les dettes. Mais notre bijouterie, plus vieille et plus traditionnelle, avait toujours eu plus de succès. Shristi détourna les yeux et je fis de même. Bientôt, nous arrivâmes devant un temple qui me parût aussi grand qu'un palais. Mes petites jambes étaient fatiguées d'avoir tant marché.
Le premier sage en ouvrit la porte.
"Entrez." ordonna-t-il.
Nous nous regardâmes, hésitantes, mais obéîmes lorsque le vieil homme se mit à insister. Chacune notre tour, nous franchîmes le pas de l'entrée. J'étais la quatrième des sept à mettre les pieds dans la pièce étonnement sombre. Lorsque mes yeux furent enfin habitués à l'obscurité, toutes les petites filles étaient entrées et j'entendis la porte se fermer. Ainsi que le verrou se tourner. Les sages se tenaient devant, le visage impassible.
Des cris retentirent. Puis d'autres se joignirent à eux. Et enfin des pleurs. J'observais autour de moi, sans un mot, les dizaines et les dizaines de têtes de bœufs ensanglantées accrochées au mur. Des trompettes de l'enfer commencèrent leur horrible tintement, tenues par des hommes portant de masques plus horrifiants les uns que les autres. Ils dansaient autour de nous, nous rassemblant en un amas humain au milieu de la salle. De toutes petites bougies étaient allumées ça et là, et les ombres des hommes et des bêtes dansaient une chorégraphie macabre sur les murs nus.
Les bœufs semblaient nous fixer de leurs yeux vides. Il ne servait à rien de crier. Bien sûr, j'en mourrais d'envie. Je voulais pleurer, crier, appeler ma maman, mon papa, me jeter sur les portes afin qu'on m'ouvre et qu'on vienne me sauver. Mais je savais pertinemment que cela faisait partie de la sélection, et surtout que quoi que je fasse, on ne me sortirait pas de là.
Je tournai les yeux vers mes camarades. Certaines se trouvaient genoux au sol, la tête entre les mains et la robe souillée par la terre, hurlant à la mort et se balançant d'avant en arrière. D'autres observaient autour d'elles comme des chiens perdus, le visage inondé de larmes, à la recherche d'une sortie. Leur visage semblait fondre sous la faible lueur des bougies. Kukee, Bianca et une autre que je ne connaissais pas étaient roulées en boule au sol. Deux autres couraient pour trouver la sortie la plus proche en appelant leurs parents.
Je fronçais les sourcils. Où se trouvait Shristi ? Je reculais d'un pas et me heurtais à ma camarade qui regardait elle aussi la scène, le visage inexpressif. Les hommes rugissaient sous leur masque. Pour la seconde fois, mes iris se fondirent dans ceux similaires de ma voisine. Nous avions toutes les deux les larmes aux yeux, mais nous les refoulions avec la même volonté.
Soudain, un homme que je n'avais pas vu sortit de l'ombre et nous observa à travers son masque qui n'était rien d'autre qu'un crâne de bœuf sanglant. J'étouffais un cri qui, heureusement, ne franchit pas mes lèvres, et fermais les yeux quelques secondes. Quand je les rouvris, l'homme avait disparu et j'avais inconsciemment prit la main de Shristi dans la mienne et la serrais jusqu'à ce que mes jointures me fassent mal. Cela ne parut pas gêner ma camarade car elle me rendit timidement mon étreinte.
Moins d'une minute plus tard, les trompettes cessèrent leur chant macabre et les hommes arrêtèrent de danser. Ils enlevèrent un à un leur masque si bien que nous découvrîmes leur visage, tous aussi banals les uns que les autres. Les sages ouvrirent alors les portes et l'air frais de dehors s'engouffra dans la salle, soufflant dans nos cheveux et séchant les larmes de certaines. Immédiatement, nous lâchâmes nos mains devenues moites et les essuyâmes sur nos robes.
J'avalais les dernières larmes qui ne demandaient qu'à sortir et prenais une grande inspiration. Pourquoi nous faisaient-ils endurer tout cela ?
"Shristi et Heena, venez."
J'entendis à peine le sage prononcer mon prénom. Lorsque Shristi s'avança vers la sortie, je la suivis sans trop savoir pourquoi. Le sage prit une de nos mains dans chacune des siennes, et nous nous éloignâmes sous le ciel étoilé du temple dans lequel reposaient les têtes de 108 bœufs et nos camarades qui avaient sûrement échoué.
~
"Une fois que les petites filles sont réunies, (elles ont moins de 3 ans environ), on les enferme dans une salle obscure, dans laquelle sont déposées les têtes sanguinolentes de 108 buffles. Et en plus de tout ça, des hommes portant des masques terrifiants dansent au son des trompettes de l'enfer (ou quelque chose de ce goût-là.) Le but étant, du haut de leur 2 an et demi, de ne pas avoir peur, car la réincarnation de Durga siffloterait devant ce genre de spectacle. Forcément, ça écrème le casting. La dernière étape consiste à reconnaître les vêtements et bijoux de la Kumari précédente." Une fille voyage.com
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Kumari
Historia CortaSelon la légende népalaise la plus populaire, le dernier roi Malla de Katmandou serait allé chaque soir rejoindre la déesse Durga, afin de jouer aux dés. On dit que la reine, devenue suspicieuse a, un soir, suivi le roi. Lorsque la déesse s'en est a...