16h42 : rendez-vous là-haut

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Chapitre 1 : 
Rendez-vous là-haut

30 Septembre 2021,

"Et depuis combien de temps le connaissiez-vous ?" demanda-t-elle tout en ajustant délicatement ses lunettes d'un geste assuré, l'index dédié à cette tâche.

"Il a toujours fait partie intégrante de ma vie. Nous avons grandi ensemble car nos parents étaient des amis proches, cela a naturellement renforcé nos liens." Un rire nerveux s'échappa involontairement de mes lèvres.

"Comment se comportait-il en votre présence, Léa ?" Elle parcourait distraitement les documents sur son bureau, semblant accorder peu d'attention à cette discussion.

Toutes ces interrogations semblaient être un préambule habile servant à aborder en douceur le seul réel sujet qui suscitait sa curiosité, une préparation minutieuse afin de procéder à une analyse approfondie de ma personne. C'était un échange dénué d'émotion, une conversation brève qui semblait vouloir aller à l'essentiel. Pourtant, je ne pouvais m'empêcher de me sentir comme une simple patiente parmi tant d'autres, réduite à une conversation superficielle, et mon exaspération grandissait à chaque instant.

"Il avait toujours ce sourire insouciant accroché à ses lèvres, et une perspective de la vie qui lui était propre. Il laissait les choses venir à lui sans jamais broncher. Il était du genre à se laisser porter par le courant, et c'est ce qui me fascinait chez lui."

Tom fréquentait régulièrement les soirées organisées par Isaac et Alix, mais ces deux-là avaient une mauvaise influence sur lui. À cause d'eux, il avait plongé dans l'univers sombre des drogues dures, détruisant progressivement son esprit à la recherche de sensations fortes. Ironiquement, il trouvait un soupçon de vitalité dans tout ce qui le consumait. Quant à Alix, elle souhaitait simplement s'intégrer. C'était paradoxal, mais elle repoussait constamment ses propres limites pour attirer l'attention, allant jusqu'à saboter elle-même ses propres relations. La différence avec Tom, c'est qu'il avait toujours eu un comportement de grand-frère envers moi, il était protecteur et ne me laissait jamais le voir dans cet état-là.

Je fis une pause, sentant les larmes menacer de dévaler mes joues. J'attrapai un mouchoir dans la boîte à portée de main pour les essuyer furtivement, priant en silence pour que cette tristesse finisse par s'évaporer un jour.

La psychologue, remarquant mon soudain changement d'émotions, décida de changer de sujet, optant pour quelque chose de moins lourd.

"J'ai entendu dire qu'il était musicien dans un groupe. Pouvez-vous m'en dire plus à ce sujet ?"

"Il jouait de la guitare, et je n'ai réalisé que plus tard à quel point les mélodies qu'il composait étaient empreintes de mélancolie. Inconsciemment, je continue toujours de les fredonner  en passant devant l'auditorium chaque matin. Dans mes souvenirs, je l'entends éclater de rire dans cette salle."

"La musique était un exutoire pour lui. N'a-t-il jamais laissé entendre, à travers ses paroles, ce qui l'aurait conduit à cet acte ?"

"Personne ne s'attendait à cela", répondis-je froidement, sa question touchant la corde sensible. "Il y a des limites à cette conversation, et je ne vois pas ce que cela vous apporterait. C'est inutile de parler des morts."

Soudainement, mes mots se figèrent dans ma gorge, ma respiration devenant difficile à contrôler. La psychologue pressa le sujet.

"Pourquoi se serait-il suicidé à votre avis ?"

C'était la goutte de trop. La colère monta en moi, et la boule dans ma gorge devint insupportable.

"Je n'aime pas la tournure que prend cette discussion. À vrai dire, je n'aime pas non plus cet endroit, tout est trop ordonné, trop parfait. Les bibelots sur l'étagère de droite sont bien rangés, les livres parfaitement alignés. Et cette odeur de menthe fraîche qui imprègne la pièce, comme si vous ne saviez pas que c'était ses chewing-gum préférés. Il est mort, et rien ne changera cela. Je suis simplement ici, assise sur cette chaise, à écouter les mêmes banalités depuis des heures. Si Tom était encore là, je vous promets qu'il vous dirait d'aller vous faire foutre."

La psychologue fut momentanément choquée, puis reprit ses esprits.

"Je comprends votre frustration, j'ai été trop dure et je m'excuse. Mon intention était de susciter une réaction, mais je ne pense pas qu'il y ait de solutions miracles à ce que vous ressentez en ce moment. Les médicaments ne ramènent pas les morts à la vie, ils ne font que soulager la douleur sans la faire disparaître. Elle restera là, dans une partie de votre cœur, et vous devrez apprendre à vivre avec en l'apprivoisant."

"Je ne suis pas là par plaisir. Ma mère a pensé que ce serait une solution, car elle ne pouvait pas y faire face seule. Elle me voit comme un problème à résoudre, je ne suis qu'une équation qu'elle ne cherche même pas à comprendre. Je suis le chewing-gum qui colle à la semelle de nos chaussures, et c'est agaçant."

La psychologue me fixa intensément, et lorsque je détournai les yeux précipitamment, elle poursuivit.

"Vous n'êtes pas un problème, vous êtes un être humain à part entière, et il est tout à fait normal de ressentir une multitude d'émotions. Je peux vous aider à comprendre l'origine de vos traumatismes, mais pour cela, vous devez être prête à accepter mon aide. On ne peut pas aider quelqu'un qui ne veut pas être aidé, et croyez-moi ou non, Tom n'est pas mort à cause de vous."
Ces mots ravivèrent un mince espoir que je cherchais désespérément depuis si longtemps.

Demain, cela fera quatre mois depuis qu'il nous a quittés, le monde continue de tourner, alors que moi, je commence peu à peu à me décomposer.
Je contemple le bracelet aux nuances de bleu sur mon poignet, plongée dans mes pensées.
"C'était aussi sa couleur préférée."
Pourquoi tout me ramenait-il invariablement à cette période de ma vie ? Un geste, un mot, une mélodie, et désormais même une couleur ? Pourquoi étais-je réduite à cette image de l'adolescente éplorée ayant perdu son meilleur ami ? Je suis bien plus que cela, bien plus que ce qu'ils veulent bien imaginer.

"Je me souviens que lorsque Tom est tombé dans les escaliers et s'est fracturé le bras, sa guitare a été laissée à l'abandon, alors pour le réconforter, j'ai dessiné sur son plâtre avec mon autographe. Je lui avais juré qu'un jour cela prendrait de la valeur car nous deviendrions de grands musiciens. En réalité, je ne vous ai pas tout dit. Je n'ai pas seulement perdu mon meilleur ami, j'ai perdu un jeune homme dont j'étais éperdument amoureuse. Je regrette que notre histoire n'ait pas pris la tournure espérée, telle que dans ces films où les âmes-sœurs se retrouvent toujours à la fin. Les regrets s'intensifient avec le temps, dépassant en intensité les remords, ils sont accablants. Après son départ, j'avais espéré pouvoir entamer une nouvelle vie, tout recommencer à zéro, mais je n'y parviens pas. Je n'oublierai jamais la promesse que nous nous étions faite, et tant que j'écrirai des chansons, il vivra en moi, même s'il ne sera plus là pour les jouer."

Laisse tomber la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant