Se nommer

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[TW idée suicidaires, drogue]

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Noor

Zahid est de loin lae plus belleau de notre groupe, avec ses jolis yeux noirs pétillants, sa petite frimousse ronde et mate et ses cheveux épais en bataille. Et comme iel avait également les doigts souples et une voix chaude et tendre comme une caresse, c'est ellui qui tenait la basse chantait la deuxième voix. Malgré sa timidité, sur scène, iel fout le feu comme jamais, genre sauvage. Un déhanché des enfers sur un rythme saccadé. Iel se dévergonde, surtout au contact de Nora.

Nora, elle est toujours en colère, elle a la voix rauque comme un orage et des envolées lyriques en coup de tonnerre. Elle a le feu dans ses yeux et la rage au ventre. Entre deux chansons, elle hèle le public, elle harangue la foule, franchement, certains soirs, il en faudrait pas beaucoup pour que nos concerts se transforment en émeute. Parfois, on en est pas loin. Je sais toujours pas si cela me fait peur ou si cela m'excite, ce pouvoir qu'on a sur les gens. Et puis, ça bastonne parfois, des ptits fachos qui se mettent en tête de nous cogner, nous et notre public ; alors Nora, ça devient un fauve, elle se jette dans la foule avec des cris de rage, elle joue de ses poings et de ses talons hauts pour péter des dents des côtes et des arcades sourcilières 9 ans de krav-maga, faut pas l'emmerder, la Nora. Suffit de la regarder dans les yeux pour comprendre qu'elle en a vu, des choses, les pires, même. En concert, elle porte toujours les décolletés les plus plongeants possible sur sa poitrine toute neuve, "la plus grosse possible", qu'elle avait dit. On lui avait pas dit non. On lui dit pas non, à Nora. Cela restreignait peut-être ses mouvements, mais ça n'avait rien changé à sa colère.

Derrière, y'a Sam. Un nom banal collé sur un visage amaigri et nerveux, sur des pupilles fuyantes et toujours dilatées par la quantité de dope qu'il s'injecte pour supporter. Il porte toujours un masque et une perruque quand il est avec nous. Il est pas out en public, alors c'est chaud. Sam, c'est le diminutif de Samantha pour ses parents et de Samuel pour nous. C'est con, pourtant. Il est plutôt beau, Sam, quand il est heureux, avec sa jolie tignasse rousse au vent, ses tâches de rousseur réparties comme des tâches d'encre sur son nez, ses joues et même son menton. Mais ses parents, il arrivent même pas à capter qu'il puisse aimer les meufs, alors l'idée qu'il soit un mec, c'est beaucoup trop tendu pour eux. Un jour on le perdra ptêt d'une overdose, ou alors il finira englouti dans une camisole, perdu dans le service psychiatrique dans lequel il a déjà passé tant de temps, le cerveau ramolli par les médicaments et les mains qui tremblent comme celles d'un vieillard de 90 piges ; à moins qu'il ne finisse par chopper le fusil de son grand père chasseur pour se coller une balle dans le crâne. Je sais qu'il y a déjà pensé. En attendant, nous on le garde avec nous, on le couve, on l'entoure. Il arrive pas à concevoir qu'on puisse l'aimer, ce con. Pourtant on l'aime. Moi, je l'aime. Et quand il cogne sa rage sur les caisses de sa vieille batterie, je le trouve beau comme jamais. Beau à en crever. En transe, violent et transporté comme jamais.

Puis y'a moi. Indécise, c'est vrai. Moi et ma guitare trop douce pour le reste de l'ambiance, qui me compresse la poitrine et qui glisse des chaussettes dans mon pantalon avant de fouiller mon tiroir à jupe. Moi et mon coeur qui volète d'une personne à l'autre sans que j'arrive à le fixer, qui accumule les vieilles choses et les connaissances de façon maniaque avant de tout lâcher du jour au lendemain. Je sais pas trop où je vais. Mes cheveux changent de couleur une fois par mois et ma coiffure est une vivante image du chaos. La prochaine fois je les raserai peut-être. Comme pour la musique, je suis incapable de me fixer. Je fais de la guitare mais j'ai fait du violon. De la flûte. Du piano. J'ai appris à danser à faire de la voile et à monter à cheval. Je sais écrire des haiku, coudre et construire des meubles. J'ai toujours voulu tout tenter, du coup j'ai jamais été très bonne à quoi que ce soit. Je ne sais pas si j'aime le flou ou si je suis simplement instable. Pour Nora, je suis son joli pissenlit, son akène volage. Ça me convient. C'est un joli mot, Akène. On l'a raccourci, on a neutralisé son orthographe, et voilà mon nom de scène. Aken.

Enfin voilà. On avait mis des plombes à se trouver un nom de groupe.

Au départ, c'était juste Nora et Zahid, seul.e.s, à galérer entre les bars et les contrats précaires après qu'ils ont quitté le conservatoire en grande pompe - j'crois que Nora avait craché sur le directeur parce qu'on avait refusé de la mettre dans les choeurs féminins de leur chorale, un truc comme ça. Et puis je sais pas trop comment, Zahid avait pris Sam sous son aile ; il avait même financé en partie sa batterie, et une fois qu'il lui a mis des baguettes entre les mains de toute façon Sam les avait plus quittées. Et puis j'étais devenue l'amie de Sam ; et puis il m'avait présenté, parce que je jouais de la guitare, parce que j'aimais la musique, parce qu'on s'entendait bien ; et puis j'étais resté.

Du coup, on a le groupe. A peu près stable. Pas encore super doué, mais carrément prêt à en découdre. Et là, entre deux répétitions, des reprises, des compos, on avait commencé à se creuser le crâne pour se trouver un nom.

Transe, trans' c'étaient les mots de base. C'est un beau mot, un état d'esprit, être en transe ; et nous, on était pas mal trans et le jeu de mots nous amusait. J'étais la dernière arrivée ; ptêt pas trans, je sais pas trop, mais assez intégré dans le groupe pour avoir mon mot à dire sur notre nom. Et ça avait débattu, ça s'était débattu avec des tonnes d'idées à la con, des jeux de mots de merde, des anagrammes pourris et des acrostiches en pagailles. Les TRaffiquANS ; ça, c'était de Mia, la chérie de Zahid. Elle est trans aussi et elle assiste souvent à nos répétitions, mais la scène et la foule c'est dur pour elle parfois. Les Strange' Sexuals - ça, ça sonne bon l'ironie de Nora. J'ai proposé des mots, à base de trans' - et ça a dérivé un bon moment, entre blague absurde et propositions sérieuses - les Transperçant. Les Trans'humaniste (honnêtement, celui-ci n'est pas passé loin d'être notre nom). Les Transes planté.e.s. Les Transes ferré.e.s. Les Trans graissé.e.s. Les Trans' Fuget, les Trans'fusées. Les Trans'humant. Les Trans' crivant. Y'a eu deux trois autres idées aussi ; Sam, il a proposé les Terribles Rejetons d'Abrutis Néfastes et Saccagés ; mais c'est Zahid qui a eu le mot de la fin avec son idée. Transe Lucide, translucides. A partir de là nous sommes devenus les Trans'lucides, adeptes de Transe Lucide et de Tergiversations Lyriques. Les lettres T.L ont soudain commencé à fleurir sur nos T-Shirt ; après une nuit de recherche graphique et quelques traficotages sur ma badgeuse, ils ont également pu s'accrocher à nos sacs, à nos chemises, à nos vestes. En plus, nous avons pu commencer à en vendre à la fin de nos concerts. Notre transe, notre groupe, notre secte à nous.

Et maintenant, on joue.

Trans'lucidesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant