Se parer

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[TW sexe, BDSM]

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Nora

En tenue noire, latex moulant, grimée de couleurs sombres, je dénude ma peau sous des tissus serrés et maquille mes yeux de rouge et d'or. Royale dans ma tenue de pute, talons hauts et jambières collantes, je laisse la courbe de mes hanches et les rondeurs de mes bras visibles ; ma peau noire sous mes habits noirs ressort en un contraste doux. Je grimace un peu ; quelques vergetures au niveau des cuisses, comme des cicatrices ou des rayures de chats, me complexent. Je me pare comme une reine alors que mon corps est encore un sujet de conflit en moi ; mais peu importent les hésitations, peu importe que mes hanches soient trop fines, que les hormones n'aient jamais permis d'équilibrer parfaitement ma silhouette ; peu importe que mes épaules me semblent toujours disproportionnées, que mes muscles ressortent d'une façon que je ne supporte plus ; aujourd'hui, je suis Lizia Amore et je n'ai pas le droit d'avoir peur. Pas le droit de douter.

Je jette un oeil dans le miroir. Aussi loin que je me souvienne, je n'ai jamais aimé ce corps. Peut-être que c'est pour ça qu'aujourd'hui j'en assume toutes les imperfections, toutes les étrangetés, que je joue les femmes à barbe sur scène, que j'arbore mes rondeurs et mes cicatrices et que je les mets en scène, presque quotidiennement, pour des étrangers. Sur scène devant un public enflammé ou dans les chambres d'hôtel tamisées aux ambiances de boudoir où j'attends mes clients. Je nourris des fétiches et des fantasmes à demi avoués, j'existe à la frontière entre plusieurs mondes, entre plusieurs mensonges différents. Nora, l'indomptable, Nora la forte, celle qui hurle des slogans sur scène et terrifie les fafs et les harceleurs ; Nora qui se donne et qui donne à ses clients un instant de soulagement ; et la dernière Nora, la cachée, celle du foyer, celle qui fait la vaisselle et les repas avec sa mère pour l'aider dans ses moments de douleurs chroniques, pour l'empêcher d'en faire trop.

Les douleurs, je connais. Et je ne parle pas que des douleurs apparemment héréditaires qui parfois me paralysent les épaules, les bras, le dos ; je repense à la Nora terrifiée, enfermée dans un coin de son esprit dans un corps de garçonnet qu'elle ne comprenait pas, dans ses moments de terreur au moment d'aller aux toilettes, dans sa puberté mutilée et sa jeunesse déchirée par le coming out et les drames familiaux. La Nora qui s'arrachait la peau autour de ses ongles aujourd'hui manucurés, celle qui hurlait dans son oreiller chaque soir. Seule sa mère lui restait après qu'elle a annoncé son nouveau nom, une seule personne sur cinq dans une famille qui semblait auparavant si soudée, si.... Normale. Aujourd'hui, dominatrice ou soumise, harangeuse de foule, femme de foyer, je ne sais toujours pas qui est cette Nora que j'incarne chaque jour de chaque fibre de mon être, jusqu'au plus profond de mes os. Uppercut, Lizia, Nora. Même ceux que j'aime ne connaissent qu'une parcelle de celle que je suis.

Mes accessoires sont tous là ; cravaches, martinets, menottes. Le client d'aujourd'hui est un homme d'âge mûr, timide dans ses messages, aux airs respectables d'ancien professeur. Un client clair dans ce qu'il recherche et doux dans sa façon d'être, un plaisir pour moi. J'aime le mettre à genoux devant moi. Sentir chaque frisson alors que je colle ma poitrine à son dos, caressant ses flancs de ma cravache. Éprouver son anticipation avant chaque claquement de martinet, voir frémir ses côtes au coup libérateur, sentir l'excitation monter alors que ma main se pose sur sa nuque, sur sa gorge à la peau finement ridée.

Il arrive et un mince sourire me monte aux lèvres. Alors qu'il referme la porte derrière lui, je pose mon talon au niveau de sa hanche pour le faire s'agenouiller. Ma voix n'est qu'un murmure doucereux quand je lui susurre "déshabille-toi".

Le soumettre, nu devant moi, saisir par à-coups ses moments de plaisir, m'immerger un moment entièrement dans le plaisir d'un autre n'est pas le pire des métiers. En tout cas, pas cette fois-ci. Je suis concentré, j'ai appris chaque mécanique, chaque faiblesse des corps qui se donnent à moi. Chaque gémissement, chaque frémissement est une victoire durement gagnée. Ce que je ressens, ce n'est pas de l'excitation ; c'est l'adrénaline de l'action, le besoin irrépressible d'un travail bien fait. Je sais ce que je fais. Je suis Lizia Amore et chacun de mes gestes, aussi calculé soit-il, te semblera comble de surprise et d'attention nouvelle. Je te ferai te sentir désiré, dégradé, célébré si tu le veux ; à chaque client sa mélodie, mais je m'assure de connaître parfaitement chaque partition. Et même si mes bras en tremblent ou que mon dos me crie d'arrêter, je garderai le contrôle. Je me ferai plus grande, plus ferme, j'ignorerai la douleur et j'avancerai. Que cette douleur soit physique ou psychique. Je suis forte.

Le client repart conquis et j'attends son départ pour quitter la chambre d'hôtel, habillée de la façon la plus neutre possible. Ce serait plus simple d'avoir un endroit stable où recevoir mes clients ; mais si la passe est trop évidente, c'est le patron de l'hotel, et donc moi également, qui risquons de nous retrouver dans la merde. J'aurais aimé pouvoir avoir un boudoir chez moi, mais ma mère ne sait pas ce que je fais, ou plutôt, fait semblant de ne pas savoir ; sans compter que si la rumeur se propageait, notre propriétaire pourrait être accusé de proxénétisme et nous faire quitter les lieux.

Alors je tourne, d'hôtel en hôtel, de passe en passe. Et je regarde Nora se battre, comme à distance, pour une existence plus douce dans un monde trop rugueux.

Trans'lucidesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant