Ma sœur ne me rend pas l'amour que je lui porte. Cette vérité tourne en boucle dans ma tête comme un vinyle rayé à chaque fois que je m'occupe d'elle. Ce n'est pas pour autant que j'arrêterai de l'aider. C'est ma sœur et je l'aime, comme j'aimais mes parents. Et c'est le genre d'amour qui ne laisse aucun choix. Je partage ma vie entre elle, moi, et les cauchemars qui me réveillent à trois heures du matin.
Le soleil vient à peine de se lever quand je me réveille peu après l'heure fatidique. La sueur perle à mon front. Une lumière douce filtre à travers les persiennes, que je laisse chaque nuit entrouvertes. La force avec laquelle je me suis débattue pendant le rêve m'a presque jetée hors du lit.
Je connais le contenu de ces cauchemars. Ils reviennent chaque nuit sans relâche. Je me retrouve dans une pièce aveugle, éclairée par des néons dont la lumière est crue et blanchâtre. Dans mon poing, je serre un couteau ensanglanté. Je n'entends qu'un seul bruit : celui du sang qui goutte sur le sol en lino. Ma vision est brouillée par les larmes. A travers mes yeux mi-clos, j'entrevois un cadavre. La plaie à la poitrine est moche, béante. Une détresse immense m'envahit lorsque je comprends qu'il est mort. Ma main tremble violemment. Je lâche le poignard. Je tombe agenouillée et j'enlace l'homme que je viens de tuer.
"Désolé... désolé... désolée..." je sanglote.
Son sang sèche sur mon visage, sur ma poitrine, sur mes mains. Soudain, je ressens une présence derrière moi, masqué par la pénombre. Je ravale mes larmes. C'est toujours à ce moment-là que je me réveille.
C'est pour m'éviter ces visions d'horreur que je carbure aux somnifères. C'est la sécurité sociale qui doit être contente. Prescription du médecin, qui passe chaque entretien à soupirer et à secouer sa tête à chaque fois que je débarque dans son cabinet pour le même problème. Pourtant, vu la manière dont je passe mes nuits, il y a encore une marge de progression non négligeable.
Mais ce soir-là, ou plutôt ce matin, je décide que j'en ai assez de courir après le sommeil réparateur dont j'ai besoin. Quitte à ne pas dormir, autant être productive. Je saute hors du lit du lit en faisant au passage, grincer les ressorts. Mon ordinateur est à portée de main, posé sur le bureau entre deux manuels de biologie. D'un coup, j'ouvre le clapet pour me pencher sur la page web ouverte, un article sur les civilisations anciennes. Le texte alambiqué me décroche un bâillement. Les yeux plissés, je m'approche de l'écran, comme pour absorber les mots. Ce sont mes dernières révisions avant l'examen, qui aura lieu plus tard ce matin. Si quelques heures de sommeil en moins venait à bout de dix jours de bachotage, je ne me le pardonnerais pas. Alors que je fixais, un peu absente, les chiffres rouges de mon réveil, un cri venant de la chambre voisine me déchira les tympans. L'évidence me frappe comme un coup de poing bien placé.
"C'est Mathilde", me dis-je.
La gorge serrée, je me précipite chez ma sœur. La porte cogne contre le mur. Mathilde se tord de douleur en donnant des coups de pieds dans le fouillis de draps qui tombent en boule au pied du lit. J'accours, je prends son visage entre mes mains glacées. Son corps ne cesse de sursauter, aussi violemment que si on lui donnait des chocs électriques. Je ne sais plus quoi faire. Ses hurlements me paralysent. J'essaie de reprendre mes esprits et de garder mon sang-froid. Grâce à un éclair de lucidité, j'attrape son portable et je compose le 9-1-1.
J'ai une pensée égoïste pour mon examen, qui disparaît rapidement, éclipsée par l'état de ma sœur, même si une pointe lancinante se réveille dans le creux de mon ventre. C'est une musique digne d'une symphonie classique qui m'accueille, suivi d'un message comme quoi le volume d'appel est élevé. J'ai l'envie pressante de balancer le téléphone contre le mur. Je regarde ma Mathilde. Je ne peux pas attendre. Je ne peux pas attendre alors que ma sœur crie à pleins poumons. Je prends une inspiration et je raccroche. Ma sœur est l'exemple parfait de quelqu'un qui a le diable au corps. Je vais devoir faire un choix radical, rapidement. Comme lorsqu'on griffonne la dernière réponse à un examen alors que la dernière minute est entamée.
Je soulève Mathilde et je la bascule contre mon dos. Elle se débat toujours. Je tiens bon. Je dévale les escaliers. D'un coup, j'ouvre la porte à la volée. J'ignore le vent qui me lacère le visage. Clés en main, je déverrouille la porte passager de la voiture et je l'allonge dans le siège, ceinture enclenchée. Malgré moi, je repense au test que j'ai révisé si assidûment. Dans quelques heures, les élèves du programme dont je fais partie passeront l'examen dont les notes déterminent le classement du trimestre. Un classement qui pourrait bouleverser mes plans et mes rêves. Encore et toujours, Mathilde me retient, comme un boulet au fond d'une rivière. Mais on ne se débarrasse pas de son sang.
Je me glisse dans le siège conducteur et je démarre en trombe, le pied sur l'accélérateur. Alors que je passe la seconde, j'aperçois un nuage épais de fumée noire. Mathilde se calme enfin, alors que mon cœur bat la chamade. Je lui jette un énième coup d'œil. Ses yeux sont clos. J'essaie de ne pas penser au pire. J'essaie de ne pas penser du tout. Une sirène retentit, gagne en puissance. Une odeur âcre m'envahit les narines et me prend la gorge. Le tournant que j'amorce dégage ma vision. Un brasier gigantesque lèche le ciel. La pointe rougeoyante des flammes se confond avec le soleil qui se lève paisiblement. Sans un bruit, je coupe le moteur. Ma sœur s'est affaissée contre la vitre. Je secoue son épaule tandis que les larmes roulent sur mes joues.
"Mathilde... Mathilde... s'il te plaît."
Impuissante, je contemple l'incendie. Quelque chose se brise en moi et je suis prise de sanglots incontrôlables. Le feu est comme un miroir. Le feu me rappelle qui je suis : une meurtrière. Les larmes coulent à flot. Je frappe mon front contre le volant. J'ai la respiration saccadée. Des bribes de souvenirs se succèdent dans ma tête comme si je regardais un film en accéléré. La maison dans laquelle Mathilde et moi avons grandi, réduite en cendres. Un naufrage de feu, né d'un berceau de flammes. Ce n'est pas que notre chez nous qui brûle, c'est la vie qu'on s'imaginait qui part en fumée, et notre sentiment de sécurité qui disparaît avec. Plus rien ne pourra compter comme avant.
J'essaie de reprendre mes esprits quand j'entends un coup contre la vitre qui me fait sursauter. Je vois un homme aux yeux étirés, dont la barbe de trois jours allonge le visage anguleux. Il porte une combinaison noire avec des bandes fluorescentes. C'est un pompier. Je baisse la vitre. Lorsqu'il me demande ce que je fais si près de l'incendie, je fond en larmes. Il me donne son nom: Philippe. Il a l'air rassurant. Il me parle. Je m'accroche à ses paroles comme à une bouée de sauvetage. Je finis par lui expliquer la situation. Il dégaine son talkie-walkie et l'approche de sa bouche pour demander un brancard. Un peu perdue, je les regarde m'enlever ma sœur et la transporter dans leur ambulance. Sirènes hurlantes, ils s'éloignent direction l'hôpital. Comme un parasite, mes pensées se dirigent vers l'examen qui m'attendra en vain. Cette fois-ci, il n'y aura pas de suspense. Je serai la dernière de ma classe.
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Deux Sœurs
ParanormalBrillante élève, Diana compte bien gagner sa place dans l'université la plus prestigieuse du pays. Elle doit composer avec sa sœur Mathilde, dont elle doit s'occuper quasiment à plein temps en plus de ses études. Diana s'est promise de ne rien laiss...