C'est à croire que la promo entière me guettait en patientant près des places de parking. Il y a foule. A peine sortie de ma voiture, Mila se précipite vers moi en piaillant. Je prépare mentalement mes réponses: "Non, je n'ai pas eu de panne d'oreiller" et "Oui, j'étais au courant que l'examen était ce matin" - histoire d'assouvir la curiosité des élèves.
Je me fraye un chemin jusqu'au bâtiment de l'administration pour aller parler à M. Stenton, le proviseur. Je pénètre dans l'enceinte. Des effluves d'encens me chatouille le nez. Une boiserie d'ébène recouvre murs et plafonds, comme si je me trouvais dans un vieux chalet montagnard. Le silence est rompu par le parquet qui craque sous mes pas.
Je me dirige vers le bureau de Stenton. Je prends une grande inspiration avant de frapper à la porte. C'est la secrétaire qui me répond de sa voix cristalline. Je tourne la poignée et je m'introduis dans la pièce. Des boîtes d'archives s'empilent autour du bureau comme une forteresse de carton. La secrétaire me fait signe d'avancer jusqu'à une porte discrète sur ma droite. La porte s'ouvre sur une pièce circulaire, où siège le proviseur, un homme sec et chétif, derrière un bureau dont le plateau lui arrive au menton. Le soleil illumine son bureau et son crâne chauve. En guise d'accueil, il prononce mon nom complet. Sans attendre, je lui explique la situation. Après un silence, il déclare:
"Il n'y a rien de plus important que la famille. Je comprends que vous ayez préféré vous occuper de votre sœur plutôt que de vous présenter à l'examen. On ne peut pas vous en vouloir."
Les traits de mon visage se relâchent.
"Cependant..."
Je relève la tête vers lui.
"... pour votre peine, je vais vous donner un gage.
- Un gage?" je demande, les yeux écarquillés.
Stenton s'avance vers un petit réfrigérateur logé sur une étagère, dont je remarque tout juste le bourdonnement. Il en sort un œuf. De son autre main, il attrape un sharpie, qu'il débouchonne avec ses dents.
"Je vous présente... Monsieur Patate.
- C'est un œuf.
- Très bonne remarque."
Il gribouille un visage.
"Maintenant, il ressemble à Monsieur Patate. Vous allez vous en occuper pendant une semaine, il ne vous quittera pas, vous l'emporterez partout avec vous, sans le casser bien sûr. Si vous y arrivez, je vous laisserai repasser l'examen.
- Mais...
- Si vous vous occupez aussi bien de cet œuf que de votre sœur, je suis sûre que vous réussirez à gagner le droit de repasser l'examen."
L'air interdite, je fuis son regard. Par le coin de l'œil, je le vois me faire signe de partir. L'entretien est clos, et la conversation tourne en ma défaveur, je m'empresse donc de quitter l'endroit. Une fois dehors, je m'assois sur un banc adossé au mur du bâtiment administratif. Je suis convaincue que le proviseur a trouvé le moyen de me reprocher d'avoir pris soin de ma sœur, sans me donner une punition plus sévère qu'un certificat médical m'aurait donné le droit de contester. Le visage dessiné sur la coquille m'empêche de tricher en achetant un œuf identique. "Je suis bel et bien prise au piège", me dis-je en le contemplant, perdue dans mes pensées. Pas le choix. Œuf en main, je me dirige vers la cafétéria, pour rejoindre mes amis. Devant le self, la cuisinière pointe mon œuf du doigt:
"Vous voulez qu'on vous le cuise?"
Je réfléchis. Ça pourrait être une bonne idée, sauf que le dessin des yeux et de la bouche s'estomperait sans doute. Et puis, c'est la coquille qui est fragile, pas ce qu'il y a à l'intérieur. Je me sens l'âme d'une vraie mère poule, c'est le cas de le dire. Je choisis une assiette - aujourd'hui c'est purée et saucisses - et je vais m'asseoir à la table de Luka, en grande conversation avec sa sœur, tandis que Mila s'agite, sans pouvoir intervenir. C'est cette dernière qui m'adresse la parole en premier:
"Luka a un grand secret qu'il ne veut pas nous dire
- Ah oui?" je demande, en posant mon regard sur lui. "Je suis ta meilleure amie, Luka, tu peux me le dire à moi, non?"
Sa sœur me dit de laisser tomber.
"Même à moi, il ne veut pas le dire."
Je donne un grand coup de fourchette dans la purée.
"On peut parler d'autre chose? Comme le fait que la représentante de notre promo ne se soit même pas présentée au... concours blanc?"
Je sens mes joues rosir.
"Pas fait exprès", je dis, la bouche pleine.
"T'as vu Stenton?"
Je hoche la tête en leur montrant mon protégé.
"On dirait Monsieur Patate. Ça sert à quoi au juste?
- Je dois le garder toute une semaine sans le casser.
- Oh, alors pour t'évincer du programme il suffit de casser cet œuf?"
La sœur de Luka lui donne un coup de coude dans les côtes.
"Belle amitié", dit Mila en riant. "En tout cas, tu t'en tires bien avec Stenton.
- Comment ça?
- J'ai entendu qu'un jour il a puni une fille qui a séché le cours de sport en lui faisant faire le poirier pendant quarante-cinq minutes. Si j'étais toi, je m'estimerais chanceuse."
Je hausse les épaules. Il suffit que je serre un peu ma main pour casser l'œuf et hop, envolé les chances de passer cet examen. Je ne vois pas où est la chance là-dedans. Je racle les restes de purée avec ma fourchette, alors que les autres se lèvent déjà. Je leur adresse un petit signe. De toute façon, je ne vais pas tarder - je n'ai pas spécialement envie de tester la patience de Stenton en ratant le prochain cours en plus du concours blanc. Je vais devoir me faire une raison. Je récupère mon œuf puis je débarrasse le plateau.
VOUS LISEZ
Deux Sœurs
ParanormalBrillante élève, Diana compte bien gagner sa place dans l'université la plus prestigieuse du pays. Elle doit composer avec sa sœur Mathilde, dont elle doit s'occuper quasiment à plein temps en plus de ses études. Diana s'est promise de ne rien laiss...