Scène 2

65 11 5
                                    

Je regarde l’ambulance s’éloigner. Je bouge au ralenti. Avec un soupir, j’allume la radio et je redémarre la voiture. Sourcils froncés, j’essaie de décoder ce que dit l’animateur, mais mon cerveau refuse de comprendre. La route fait place aux paysages de la Mésopotamie. Je laisse échapper un grognement. Au diable la Mésopotamie. Mathilde est seule. Mathilde m’attend. Je conduis la voiture jusqu’à elle. 

L’hôpital, je connais - j’y ai été si souvent que je mériterais une carte de fidélité. Guidée par une infirmière, j’arrive dans le couloir de sa chambre. J’y fais les cent pas en attendant le compte-rendu du médecin. Entre deux bips de moniteur cardiaque, mes pensées défilent. Bientôt, il sera huit heures, heure à laquelle j’aurais dû être au lycée à plancher sur les civilisations anciennes. 

Quelque chose au fond de moi se réveille - un sentiment de révolte viscérale qui naît au creux du ventre et qui envahit tout mon corps. Je n’en veux pas qu’à ma sœur - j’en veux à la terre entière. J’en veux à mes parents de nous avoir abandonnées. Je m’en veux de leur avoir promis que je m’occuperai de Mathilde. Je m’en veux de l’aimer assez pour sacrifier un avenir où je pourrais être heureuse. 

J’observe les autres patients pour me convaincre qu’ils ont moins de chance que moi. Celui à ma droite laisse échapper des gémissements à travers ses dents serrées, le visage pâle, crispé. Un autre plus loin est assis au bord de son brancard, les jambes pendantes. Il est en grande conversation avec une femme longiligne, le teint halé, dont la longue chevelure tressée se balance comme un métronome. Celle-ci s’exprime avec de grands gestes. Sa voix qui porte me permet de comprendre des bribes de phrases. Un homme à la barbe grise les dépasse, traînant des pieds, la main fermée sur perfusion, qu’il utilise comme une canne. Je finis par me détourner, un peu honteuse d’entrer dans l’intimité de personnes que je ne connais pas. Je suis des yeux le personnel, infirmiers, médecins, reconnaissables à leurs blouses, qui franchissent portes et couloirs d’un pas rapide et assuré. 

L’un deux m’aperçoit et fait volte-face. Il me fait signe de le suivre. J’obéis, fébrile. Le médecin me conduit dans la chambre de ma sœur. Mathilde, quand elle nous voit, réajuste son oreiller sans dire un mois. Puis, brusquement, après un long souffle:

“T’as essayé de me tuer.”

Les yeux écarquillés, je me tourne vers le médecin, attendant de lui qu’il parle. Qu’il dise quelque chose, n’importe quoi.Je n’ai pas tué ma sœur. Incapable de dire un mot, j’essuie une larme au coin de l’oeil. 

Le médecin se balance d’un pied à l’autre mal à l’aise. J’attends clairement qu’il intervienne. Finalement, il déclare:

“Vous lui avez donné un surdosage de son médicament, c’est ce qui a causé sa… crise. 

Mathilde réprime un rire. 

“Je suis sûre qu’elle l’a fait exprès. Elle serait contente de se débarrasser de moi pour réussir son stupide concours.” 

Le docteur marmonne que la dose n’était pas létale. Je soupire en me penchant vers ma sœur. Je dégage une mèche blonde de son front perlé de sueur et j’y dépose un baiser.  

“Je repasserai”, je lui dis. 

Le médecin quitte sa chambre et je m’empresse de le suivre, pour dissimuler mes larmes. 

Je franchis la porte des urgences. Alors que je me précipite vers ma voiture, secouée de sanglots, je sens mon téléphone vibrer dans ma poche. J’y jette un œil. C’est Luka, qui m’écrit pour me dire que l’examen s’est terminé et qu’il est certain d’avoir réussi. Ma main est sur mes clés, mais j’hésite. La maison est vide, mais le lycée est plein, plein d’étudiants qui profiteront d’avoir terminé leur examen avec beaucoup d’opportunités pour remuer le couteau dans la plaie. Alors, je décide de ma prochaine destination. Mes gestes deviennent automatiques à mesure que je m’en rapproche. Quitte à pleurer, autant avoir une bonne raison. Je me gare, je coupe le contact et je claque la portière. Le cimetière est quadrillé comme les rues de New York. La comparaison s’arrête là, parce que les allées sont bordées de longues plantes folles dont les tiges s’entremêlent. Maman et Papa reposent à la lisière entre la lumière du soleil et l’ombre d’un saule pleureur, allée quatre. J’oublie la convenance, je m'assois en tailleur  devant la grande croix blanche. Alors que j’essaie de faire le vide dans ma tête, une ombre éclipse le soleil autour de moi. 

“Ne te retourne pas.” 

Même si je le voulais, j’aurais été incapable de bouger. Mon corps est paralysé, comme si on m’avait rempli de plomb. La voix continue de parler. 

“Tu n’es plus rien sans eux. Depuis qu’ils sont morts, tu n’es plus que l’ombre de toi-même.”

Je laisse échapper un rire. 

“Malin, pour une ombre.”

“Je suis plus qu’une ombre. Et je suis là pour te rappeler que toi aussi. 

Silence.

“Tu es plus qu’une ombre. Et t’as pas intérêt à l’oublier.” 

D’un coup, la pression que je ressens s’évapore. Je me retourne, et la seule âme dans le cimetière, autre que la mienne, est une vieille dame qui m’adresse un signe. L’envie me prend d’aller lui demander qui était la personne qui murmurait dans mon oreille. Mais je me rends à l’évidence. Cette voix, je l’ai inventée, à moins qu’on ait découvert le secret de la téléportation. Il n’y a personne aux alentours. Je prends mon visage entre mes mains et j’inspire. Je suis folle, c’est la seule explication. Je chasse cette idée de ma tête.  Lorsque je m’estime calmée, je fais demi-tour et je marche le long du dédale des tombes jusqu’à la sortie. Je ne peux plus me défiler. Le lycée m’attend. 

Deux SœursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant