Quelques fils pour lui

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  Keisuke posa ses couverts sur son plateau et le repoussa devant lui. Il avait à peine touché à son repas, son bol de soupe était encore à moitié plein, tout comme la petite assiette de riz au bœuf à côté, et pourtant il avait l'impression d'avoir le ventre plein. Il était même au bord du vomissement. Avant, il aurait dévoré son plateau sans aucun problème, il aurait même pu manger bien plus, mais en ce moment son appétit avait totalement disparu. L'anxiété serrait tellement sa gorge, des doigts acérés étaient enroulés autour et la compressaient sans faillir, et la peur qui tordait son estomac l'empêchait de pouvoir le remplir. Il ne mangeait plus beaucoup, il n'y arrivait pas, et même s'il en ressentait le besoin, il n'arrivait pas à prendre de vrais repas. Même s'il essayait vraiment. Mais bon, c'était toujours mieux que Kazutora, qui lui n'avalait vraiment rien. Il était capable de vomir rien qu'en voyant de la nourriture, et il avait du mal à prendre ses médicaments, et il était obligé d'avoir une perfusion pour être artificiellement nourri.
   Mais dans quelques heures, tout ça serait bientôt fini. Plus de trois semaines s'étaient écoulées depuis l'arrivée des deux jeunes hommes à l'hôpital. La situation de Kazutora ne s'était pas améliorée, mentalement il était toujours aussi détruit, et il avait toujours ce besoin maladif de se blesser. Il avait toujours ses crises, ses tremblements lorsqu'il se retenait de se faire du mal, ses larmes, et son sommeil. Mais son corps était guéri à présent, et ses coupures étaient toutes soignées. Et surtout, Keisuke et sa mère avaient enfin obtenu sa garde.
   Il n'aurait plus à retourner chez lui, ni à croiser les personnes qui lui avaient fait du mal. Il était libéré à présent, et Keisuke allait pouvoir le protéger de tout ce qui lui était nocif. Il allait venir vivre chez lui, dans quelques heures, ils seraient trois à la maison et auraient enfin quitté cet hôpital. Dans quelques heures, Keisuke vivrait avec Kazutora, il allait pouvoir l'aider à avancer, c'était le début d'une nouvelle vie. C'était un grand pas pour eux tous, et surtout, c'était un pas pour sortir de l'enfer qui s'était abattu sur eux.
   Keisuke se leva de la chaise sur laquelle il était assis et se dépêcha de ramener son plateau. Il était parti manger dans la cafétéria pour une fois, pour pouvoir manger avec sa mère et laisser Kazutora dormir tranquillement. Son meilleur ami était très épuisé par son traitement, il était à côté de la plaque soixante pour-cent du temps, et il n'avait plus aucune énergie. Il avait besoin de calme pour se reposer, et manger près de lui, alors qu'il était dégoûté de la nourriture, pourrait vraiment le déranger. Alors Keisuke était parti à la cafétéria. Il avait essayé de ne pas trop s'inquiéter pour son meilleur ami, être loin de lui, même pour quelques minutes, lui était vraiment difficile, mais il avait pris sur lui et il s'était forcé.
   — Tu vois que ce n'est pas insurmontable d'être loin de lui quelques minutes, dit sa mère en l'accompagnant dans l'ascenseur pour retourner à la chambre.
   — Peut-être mais c'est vraiment angoissant, dit Keisuke en se mordant les lèvres.
   — D'ailleurs, tu as réussi à trouver l'aiguille avec laquelle s'est coupé Kazutora ?
   Keisuke fronça les sourcils en sentant son cœur manquer un coup. Il ne se souvenait pas avoir parlé de ça à sa mère, ni à personne... Et non, il n'avait pas retrouvé l'aiguille. Il avait cherché partout, sous le lit, les draps, dans l'oreiller, dans la salle de bain, dans les tubes de savon, derrière le miroir, et même dans la doublure de la fenêtre, mais il n'avait rien trouvé. Ce qui signifiait que Kazutora avait toujours l'aiguille...
   — Non pas encore... Mais là il dort, il ne va rien faire...
   — Tu es bien sûr qu'il dort, insista sa mère alors que les portes de l'ascenseur s'ouvraient.
   — Oui, j'ai bien vérifié, il dort profondément, répondit le jeune homme d'une voix qui, malgré tout, était mal assurée.
   Il était sûr que son meilleur ami dormait, il en était sûr, il avait vérifié, et Kazutora dormait profondément, il n'avait pas bougé, ni eu de réaction lorsque Keisuke avait tapé dans ses mains pour tester son sommeil. Il dormait, il dormait vraiment...
   Et en effet, lorsque le jeune homme ouvrit la porte, il vit que son meilleur ami dormait toujours dans le lit. Keisuke soupira de soulagement et vint s'asseoir sur le lit. Kazutora lui tournait le dos, ses yeux étaient fermés, alors il posa doucement sa main sur son épaule et le caressa.
   — Kazutora, on doit préparer nos affaires pour partir, dit-il d'une voix basse.
   Son meilleur ami continua à dormir sans l'entendre.
   — Kazutora... Zouzou, appela le jeune homme en se penchant sur lui pour l'embrasser.
   Keisuke tendit les lèvres et les posa délicatement sur la tempe de Kazutora. Sa peau blanche était étrangement froide, presque glacée. Il fallait peut-être lui mettre une couverture de survie, le manque de nutriments devait l'affaiblir énormément. Il se pencha alors vers la couverture, soigneusement plié sur une chaise, mais il se figea soudain lorsqu'il aperçut des taches rouges sous lui. Sur le sol, mais aussi sur le sommier du lit.
   Keisuke se redressa vivement. Il attrapa d'un coup la couette du lit et la fit valser dans les airs. Ses yeux tombèrent tout de suite sur l'énorme tache colorée qui couvrait les draps, et qui se transformait même en mare tant il y avait de sang. Le rouge était intense, vif, encore parfaitement humide, signe qu'il venait de couler. Et dans cette mare qui dégoulinait sur le sol, baignait les avant-bras cadavériques de Kazutora, sur lesquels une large coupure ouvrait ses veines.
   Keisuke ne bougea pas. La première réaction aurait été de hurler de terreur. De se lever avec hystérie, les yeux exorbités par l'effroi, et de se reculer vivement jusqu'à percuter violemment le mur de la chambre. Mais Keisuke ne bougea pas. Il ne laissa aucun cri s'échapper de ses lèvres, il ne recula pas, et il ne tenta pas de partir en courant en plaquant ses mains sur sa bouche. Aucun tremblement ne parcourut son corps. Aucune larme ne tomba sur ses joues. Aucun battement de cœur ne frappa sa poitrine. Rien ne se passa.
   Il continua de regarder le sang couler des poignets, plus précisément des avant-bras, de son meilleur ami. Il n'y avait qu'une seule coupure sur chacun d'eux, une unique trace rouge qui longeait ses avant-bras dans une traînée écarlate, si profonde, si large, que des veines sciées se laissaient voir. Sa peau était ouverte. Complètement ouverte. En lambeau, déchirée, pâle, ensanglantée. Il avait fait bien plus que se couper cette fois.
   Keisuke leva lentement les yeux vers le visage de Kazutora, et posa sa main sur ses cheveux.
   — Hé... Kazutora...
   Kazutora ne bougea pas, seul son sang continua de tomber sur les draps.
   — Zouzou... hé Zouzou, appela Keisuke d'une petite voix. Zouzou...
   Son meilleur ami resta immobile.
   — Mon Zouzou... hé pourquoi tu te réveilles pas... Kazutora...
   Sa vue devenait floue sans qu'il ne comprenne pourquoi, un voile apparaissait devant ses yeux et lui donnait l'impression que tout se multipliait sous ses yeux. C'était comme si son corps avait déjà compris ce qu'il se passait, et qu'il réagissait avant son cerveau. Keisuke ne sentait plus son cœur battre, il ne semblait même plus être dans sa poitrine, comme s'il s'était soudain volatilisé. Il n'y avait plus rien, pas un battement puissant, pas de course effrénée, pas de martèlement contre sa poitrine. Rien. Sa peau était toute froide elle aussi, le sang qui les parcourait avait perdu toute sa chaleur, et son corps se glaçait peu à peu.
   — Hé Zouzou, répéta Keisuke en sentant ses larmes tomber. Kazutora !
   Pourquoi est-ce qu'il ne répondait pas ? Pourquoi lorsqu'il posait ses doigts dans son cou, Keisuke ne sentait aucun battement ? Pourquoi est-ce que la ligne verte du cardiogramme était devenue droite ? Pourquoi Kazutora était-il aussi pâle ? Pourquoi est-ce qu'il n'ouvrait pas les yeux ? Pourquoi ses bras étaient en sang ?
   — Kazutora, cria Keisuke en le secouant par les épaules. KAZUTORA !
   C'était inutile. Il avait beau hurler de toutes ses forces, ça ne changerait rien. Ça n'allait pas recoudre sa peau déchirée, ni lui rendre tout son sang. Ça ne lui rendrait pas ses couleurs, ni ses battements de cœur. Ça ne lui ferait pas ouvrir les yeux.
   — KAZUTORA, hurla Keisuke en le serrant dans ses bras alors qu'il explosait en sanglots. Me laisse pas ! Kazutora t'as pas le droit !
   La tête de son meilleur ami tomba sur son épaule, son corps sans vie heurta celui de Keisuke, et l'un de ses avant-bras mutilés frotta contre sa taille, couvrant de sang ses vêtements.
   — Me laisse pas, tu peux pas faire ça ! Kazutora je t'aime, tu peux pas me quitter, tu peux pas partir, cria Keisuke d'une voix brisée. J'ai besoin de toi, j'ai besoin de toi, me laisse pas...
   — Baji...
   — Tu peux pas faire ça, reste avec moi, dit Baji en étouffant son meilleur ami contre lui.
   — Baji...
   — Me laisse pas... Kazutora je... j'ai besoin de toi... je veux pas vivre sans toi... Kazutora... K-Kazu...
   — Keisuke, cria soudain quelqu'un tout près de lui.

Le fil de ta vieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant