Lyautey

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Par la fenêtre de sa chambre, Thibaut observait la lente transformation de la nature. Les feuilles tendaient à brunir sur les arbres. Inexorablement, Phoebus raccourcissait sa course dans le ciel. Les beaux jours d'été n'étaient déjà plus.
"Dépêche-toi! Cesse de rêver, il est temps de te préparer!"
C'est par ses paroles que sa mère lui rappelait l'inéluctable échéance. En effet, étant de nationalité française, Thibaut était admis de droit au Lycée français de Casablanca et il était l'heure de faire son entrée.
Le jeune garçon dévala quatre à quatre les escaliers, qui reliaient sa chambre au grand salon, espérant davantage faire une mauvaise chute que d'obéir à sa mère. Une peur panique ne l'avait pas quittée depuis la veille et il en développait tous les symptômes physiologiques. Sa mère, après avoir renoncé à le forcer à avaler un petit-déjeuner frugal, n'eut d'autre choix que de le faire sortir de la maison. Le chemin qui menait au lycée Lyautey parut un véritable chemin de croix. L'avenue bordée d'arbres et de commerces avaient d'un coup des faux airs de couloir de la mort pour Thibaut; il se sentait comme amené place de grève dans une charrette. A quelques mètres, il distingua très nettement la tour de l'horloge du lycée, dont la simple observation l'écrasa.
L'établissement était tentaculaire. Derrière de gigantesques grilles bleues, une première cour donnait sur un bâtiment au revêtement blanc qui, réfléchissant la lumière du matin, aveugla Thibaut. Ce même bâtiment dominait une seconde cour plus vaste qui desservait plusieurs autres bâtisses de tailles inégales et dont les fonctions échappaient encore à l'écolier.
A peine franchi l'épaisse mâchoire de son école, Thibaut eut une faiblesse dans les jambes, assommé par le lieu. Il se sentait happé par cet ensemble architectural et il ne pût contenir un mouvement de recul que sa mère balaya par une tape dans le dos pour le faire avancer. En effet, sa mère était folle de fierté et avait de grands desseins pour son aîné. N'intégrait-il pas un établissement réputé, où toute la bonne société casablancaise envoyait ses dignes rejetons, tant l'ombre de l'ancien colonisateur pesait fort dans les mentalités et dans le maillage économique et social?
Telle une nuée de cigales, les gamins couraient, se retrouvaient, riaient entre eux, ivres de joie et impatients de se raconter leurs périple d'été.
Thibaut se sentait étranger à cet univers et il observait discrètement ne sachant où et vers qui se diriger. Étant l'un des rares Européens, il fut surpris de se voir déjà affublé du sobriquet de "Jean-Jacques" et de voir les autres enfants pouffer de rire à cette insulte qui en d'autres lieux n'en aurait été pas une. Une sourde colère monta en lui et, lâcheté ou surprise, il n'osa répliquer. Pour la première fois, il se sentit différent et ostracisé dans le seul pays qu'il connaissait. Qu'il le veuille ou non, il était ce Nasrani.

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⏰ Dernière mise à jour : May 18, 2015 ⏰

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