Chapitre 5

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J-97

Après une nuit de 12h de sommeil et après avoir laissé Raselhanout à la voisine, elle prit enfin la route. Qu'importe la direction. Elle avait fait son sac – un petit sac en toile bleu qu'elle emportait généralement pour des voyages d'un ou deux jours, et c'est exactement de cela dont il s'agissait : une petite virée quelque part loin de Paris pour se changer les idées, recharger les batteries. Et son remède au chagrin se traduisait par un océan bleu au pied d'une falaise escarpée.

Elle prit naturellement la direction du nord-ouest, sans réellement savoir où elle allait. La mer l'arrêterait.

Elle s'engagea sur l'autoroute A13 en direction de Rouen. À l'approche de la ville, elle bifurqua vers Caen. Les panneaux indiquant « Honfleur » ou « Deauville » lui inspirèrent le cliché des Parisiens en vacances, en marinière, lunettes de soleil sur le nez, de grands chapeaux blancs vissés sur la tête, ces couples bientôt à la retraite qui flânent une glace à la main, sans se soucier des lendemains.

Elle envisagea un moment de prendre la route vers Cherbourg, de longer la mer et de déjeuner quelque part sur une plage. Mais le souvenir du débarquement l'emplit d'une lointaine mélancolie teintée de désespoir. Un lieu de commémoration des morts, elle préféra éviter. Elle poursuivit sa route.

Elle marqua finalement une pause dans un petit village proche de Granville. Elle acheta un sandwich dans une boulangerie qu'elle dévora sur la place de l'église sous le regard amusé de deux vieillards occupés à siroter une Suze. Le sandwich poulet mayonnaise lui apporta un réconfort qu'elle n'avait pas soupçonné. On sous-estime souvent le pouvoir du sandwich au poulet. Pour Amélie, c'était le souvenir du poulet-frites que son père cuisinait tous les dimanches pendant que sa mère jouait du piano, signe que le moral de la famille était au beau fixe, promesse de beaux jours à venir.

Pourtant, lorsqu'une goutte de mayonnaise dégoulina de sa demi-baguette et s'écrasa au sol, lorsque des paillettes beiges éclaboussèrent son jean, c'est un tout autre souvenir qui surgit dans son esprit.

Celui de la mort de Franz, son mari.

*

Elle glisse la clé dans la serrure, tire la porte vers elle pour que le pêne rencontre la gâche, et enclenche la poignée. Des gestes habituels. Des gestes ordinaires. Car ce mercredi 26 mai 2021 n'est pour elle, à ce moment-là, rien d'autre qu'une journée ordinaire.

Elle rentre du travail et s'apprête à retrouver Franz, son époux. Ils se sont mariés sous une composition de rameaux d'olivier lors d'une cérémonie laïque dans le château Bouret, en région parisienne, voilà presque cinq ans. Ce soir, elle prévoit d'ouvrir une bouteille de rouge pour fêter le milieu de semaine. Après tout, pourquoi attendre le week-end pour se détendre ?

Lorsqu'elle ouvre la porte, Raselhanout fonce dans ses jambes. Il essaie de passer à travers pour s'enfuir dans les escaliers. Elle se dépêche de claquer la porte derrière elle.

Une bonne odeur de lard grillé envahit ses narines. Franz a sans doute eu la même idée qu'elle et il a préparé l'apéro. C'est marrant comme parfois ils peuvent être sur la même longueur d'onde. La même pensée au même moment, comme ces nombreuses fois où ils ont dit la même phrase, mot pour mot, en même temps, avant d'éclater de rire devant leurs amis ébahit d'être les témoins d'un couple si fusionnel. Elle se rappelle ce dîner au restaurant dans le IXe arrondissement de Paris où ils avaient commandé en même temps les lasagnes végétariennes, et dans une même voix un verre de Brouilly. Le serveur avait été vexé de cette curieuse synchronicité qu'il avait prise pour une mauvaise plaisanterie.

Tombé des étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant