Une légère brise caressa le visage fourbu de Karl Heisenberg et fit frémir les poils grisonnants de sa moustache, le sortant gentiment de son sommeil sans rêve. Pendant un moment, il resta confus, l'esprit embrumé, sans la moindre idée de ce qu'il faisait sur cette plate-forme mouvante, tremblante et dure. Il n'était affublé que d'une couverture de fortune que l'on ne pouvait pas vraiment qualifier de confortable. Les raisons de son déplacement et les désirs de vengeance qui le motivaient mirent du temps à lui revenir en mémoire et à reprendre forme, flottant d'abord dans un brouillard de sentiments nébuleux et emplis d'une vague amertume. Puis, tels des petits coups de couteaux dans son cœur serré, ses désirs de contrer Mère Miranda et de quitter la famille de cinglés s'imposèrent à lui et se logèrent dans le coin habituel de son esprit. D'abord réticent à l'idée de les accueillir et de quitter le confort facile de sa torpeur, il termina de s'éveiller sous la lueur émergente de l'aube pénétrant dans la cabine et finit par accueillir chacun des souvenirs et sentiments de rancune qui le motivaient à poursuivre son périple. Il était de nouveau sur pieds, fort de sa détermination, alors que le fiacre dans lequel il avait séjourné pendant plus de deux semaines poursuivait inlassablement son chemin, comme porté par une forcé surnaturelle et infatigable.
La mâchoire un peu crispée, Heisenberg plongea ses mains charnues dans un saut à demi rempli d'eau dont le contenu dansait au gré des soulèvements du fiacre sur un sol probablement caillouteux. Il passa ensuite ses paumes humidifiées sur sa figure poilue et fatiguée, savourant le contact du liquide froid comme si c'était l'équivalent d'un bon bain chaud. Ses yeux piquaient à cause de la fatigue mais ça passerait certainement d'ici quelques minutes. La moustache pleine de chagrin, un sourire satisfait aux lèvres, il tira les rideaux de la fenêtre du fiacre et mit ses lunettes de soleil rondes en contemplant les nuages sanglants du ciel matinal. Il fut alors accueillit par une vision qui paraissait appartenir à un autre monde : un champ de tournesols s'étendait à perte de vue comme un océan figé. Les myriades de fleurs, dont le jaune habituel était coloré d'une étrange teinte ambrée sous le ciel rouge-sang, paraissaient brûler dans un éternel et formidable incendie. Toutes étaient tournées dans la direction vers laquelle le fiacre se dirigeait, comme pour confirmer à Heisenberg que le Duc et lui suivaient la bonne voie. Il y avait quelque chose d'irréel dans cette uniformité qu'Heisenberg trouvait fascinant. Il se dit que c'était en tout cas agréable de commencer la journée par un spectacle aussi apaisant.
Karl inspira profondément pour humer l'air offert par ce jour nouveau, fidèle à sa coutume matinale, comme si ce rituel était nécessaire pour s'assurer qu'il allait passer une bonne journée. Il jeta un coup d'œil dans un coin de la pièce pour s'assurer que son marteau se trouvait toujours calé contre le mur, puis il avala une bonne gorgée de salive en se tournant vers l'avant du fiacre, où tout ce qu'il vit fut le dos volumineux du Duc. La vision était pour le moins troublante sous cet angle. S'il ne savait pas qui conduisait le fiacre, il aurait pu confondre ce dos avec un grand sac en toile de jute qu'on aurait posé devant l'entrée de sa loge. Le Duc avait un physique particulier, c'était le moins qu'on puisse dire.
Il s'avança vers son conducteur, agrippant au passage son chapeau qui était accroché sur un vieux porte-manteau près de l'entrée.
- Bien le bonjour, Seigneur Heisenberg, fit le Duc de sa voix mielleuse sans quitter des yeux les deux chevaux qui marchaient péniblement sur le sol rocailleux. J'espère que votre nuit a été agréable et pleine de rêves enjoués.
Il avait parlé avant que Karl ne passe la tête hors de sa loge et sans un mouvement, ou même un tressaillement de la tête. Il aurait pu tout aussi bien s'adresser à ses chevaux. Heisenberg avait un peu sursauté mais, tout compte fait, il n'était pas si surpris. Le Duc avait toujours une longueur d'avance sur tout. Un petit quelque chose de spécial que Karl ne s'expliquait pas, mais qui donnait l'impression qu'il connaissait tout ou presque de sa clientèle, comme s'il voyait et entendait plus de choses que le commun des mortels. Karl avait toujours été impressionné par son sens unique des affaires, même s'il s'était bien gardé de le lui dire - flatter les gens n'était pas son truc.