Chapitre 6 / De l'art de désamorcer une bombe devant un café noir

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Ensuite, elle attend que Laurence daigne mouvoir son somptueux popotin jusqu'au distributeur automatique de boisson où elle s'est déjà servi une tasse XXL de café noir sans sucre. Seul moyen de survivre à cette entreprise selon elle. À cette heure de l'après-midi, l'espace détente est quasi vide, ce qui arrange Violette. Le dégoupillage de Laurence Ferganti, s'il y a dégoupillage, sera peut-être spectaculaire. Comment savoir avec les reines du bal ?

Pour la société Global Account, Mme Dubois est plus âgée que Mlle Ferganti. Elle peut donc prétendre à un certain respect de la part de sa collègue plus jeune. Violette peut aussi lui parler comme elle l'a déjà fait, avec hauteur et dédain. Cela ne paraîtrait étrange à personne. Des relations sociales normales, en somme, dans un monde formaté selon des concepts surannés.

Lorsque la brune arrive, regard à glacer tous les déserts d'Afrique et moue boudeuse que des collaborateurs masculins auraient sans doute trouvée « tout à fait charmante », Violette propose un café.

— Il en faudra plus.

— Pardon ? Vous souhaitez plus de sucre ?

— Très drôle ! Si vous croyez que vous allez acheter la paix avec un café imbuvable de cette machine hors d'âge, vous rêvez.

— Qui a dit que je souhaitais acheter la paix ? laisse tomber Violette en buvant une gorgée brûlante de son propre café, embuant par la même ses verres de lunettes.

— Alors pourquoi nous sommes là ?

— Je n'aime pas les conflits, Mlle Ferganti. Ils sont improductifs et énergivores. Sans compter que j'ai dépassé l'âge des batailles de bac à sable. Si nous sommes là, c'est pour comprendre le problème. Pour savoir ce qui vous a poussé à tenter de saborder l'opinion que Mme Kusher a de mon travail.

Laurence garde le silence un instant sans toucher à son petit gobelet de café.

— Je ne vous aime pas.

— Certes. Mais ça n'est pas une raison suffisante. Je n'aime pas un certain nombre de gens. Je ne vais pas pour autant saborder leur travail, ni les vouer aux gémonies pour autant.

— Vouer aux gém... Bordel... Vous ne pouvez pas parler comme tout le monde ?

— Ah ! Ça n'est quand même pas un problème de vocabulaire ?... Bon... Écoutez, Mlle Ferganti. Je ne suis pas une menace pour vous. Je ne m'intéresse pas à l'avancement possible au sein de l'entreprise. Je suis parfaitement à ma place. Je fais ce que l'on me demande et je le fais bien. C'est ainsi. Je me fiche royalement du poste que vous occupez. Je me fiche des rumeurs, des stratégies, des luttes de l'ombre. Si vous êtes intelligente, et je crois que vous l'êtes, vous m'utiliserez pour obtenir plus. Par contre, si vous vous ingéniez à continuer de tenter de saborder mon travail, je ne réponds de rien. Je ne suis pas très patiente et comme je vous le disais, je n'aime pas les conflits. Toutefois, cela ne veut pas dire que je ne me battrai pas. Je peux être une adversaire opiniâtre, même si le cœur ni sera jamais.

Laurence l'a écoutée attentivement en l'observant. Son visage affiche un air calculateur, ce que comprend Violette. La jeune femme a ouvert un champ des possibles.

— Ce que vous êtes vieille France. On vous croirait sortie d'un de ces feuilletons en costume super pénible où tous les personnages ont un balai dans le cul.

— Je vais prendre ça comme un compliment, murmure Violette en reprenant une gorgée de café.

— Ça n'existe pas les gens sans ambition, Mme Dubois.

— Je n'ai pas dit que je n'avais pas d'ambition. J'en ai, mais pas au sein de cette entreprise.

Cette fois, Ferganti est intriguée.

— Ça veut dire quoi, ça ?

— Ça veut dire que ma vie ne se résume pas au poste de secrétaire que j'occupe. J'imagine que la vôtre non plus. Mais il se trouve que cette vie hors du champ professionnel a plus d'importance à mes yeux.

— Vous faites quoi ? Du jardinage ? Du tricot ? Non, je sais ! Du crochet !

— Je crois que cet aspect de la conversation va s'arrêter là. Pouvons-nous conclure un pacte de non-agression ? Ou faut-il que je vérifie chaque jour le serveur et les documents qui seraient susceptibles d'être transmis ?

— Deal. Mais si je me rends compte que vous faites du zèle...

— Ai-je déjà fait du zèle ? Je n'ai fait que ce que l'on m'avait demandé, Mlle Ferganti.

La brune ne répond rien. Elle se contente de jeter son petit gobelet vide dans la poubelle de recyclage et de partir comme une reine. Violette se permet un soupir avant d'avaler la dernière gorgée de son grand café. Il faut qu'elle y retourne. Elle a un dossier à terminer.

— Joli désamorçage de conflit, Mme Dubois. Il faudra que j'en parle au RH...


Tomber les masquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant