« Il faudrait ne jamais devenir grand. » - Antigone, J. Anouilh

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Son café était froid, Sylvain s'en foutait. Il n'était pas vraiment concentré sur son café, alors qu'il soit chaud ou froid, il s'en fichait bien. De toute façon, quelle différence ? Son café aurait bien été froid un jour, il ne va pas se plaindre aujourd'hui. Et puis, comme il ne savait pas, il ne pouvait pas. Lui, il lisait. Pas qu'il était assidu, mais s'il y avait bien une chose qui lui permettait d'avoir la paix au café, c'était un bouquin bien volumineux. Personne ne venait vous déranger, à part les vieux nostalgiques.

Et puis ça lui allait bien, de lire ce livre-là, à Sylvain. Il devait le lire pour les cours et c'était long et un brin chiant. Proust n'était pas le plus passionnant des auteurs à ses yeux, du moins pas sa Recherche du temps perdu. Il y avait quelques belles phrases philosophiques, quelques belles tournures qui laissait rêveur, mais ça ne l'emportait pas autant qu'un classique du fantastique. Un bon Nodier ou un Mérimée... Certains Maupassant, aussi. Enfin, ses nouvelles, pas ses romans. Sylvain portait en horreur Une Vie qu'il n'avait jamais fini. Le Horla avait un charme tout particulier, flirtant avec les prémisses de la science-fiction.

Et voilà le jeune étudiant reparti dans les limbes de ses cours de littérature, se remémorant telle ou telle œuvre qu'il avait appréciée. Il n'entendit même pas quelqu'un approcher, plongé dans sa rêverie. L'inconnu baissa son livre, suffisamment pour le tirer de ses pensées, en le regardant droit dans les yeux.

« Vous allez boire votre café ? »

Sylvain cligna des yeux, confus, ne comprenant pas de quoi l'homme parlait au premier abord. Puis il remarqua son doigt qui pointait la tasse posée sur la table entre eux et acquiesça.

« Ah, euh, oui, oui. »

L'inconnu rit, un peu moqueur, et l'ego de Sylvain en fut blessé.

« Ça doit faire une heure que vous êtes là, commenta l'intrus en s'installa sur la chaise opposée à l'étudiant. »

Son comportement désabusé était déroutant. Sylvain regarda sa montre. Cela ne faisait qu'à peine trente minutes, en réalité. Bon, peut-être quarante-cinq.

« Non.

-Non, effectivement. Vous n'avez pas totalement perdu la notion du temps alors. »

Sylvain jeta un regard à l'inconnu qui s'installait, agacé... Puis oublia ses remontrances. L'homme était grand, plus d'une tête que lui, peut-être un mètre quatre-vingt-dix... Sa hauteur le frappa à cause de sa position, en travers de la chaise et les jambes étendues droit devant lui. Il observa le reste ensuite : son regard brun fatigué derrière des lunettes hexagonales aux verres épais, sa barbe soignée, son col roulé pédant et sa veste trop serrée. Un mélange de soin et de négligence qui faisait sourire Sylvain.

« Vous n'avez pas perdu la notion du temps, répéta l'inconnu. »

Sylvain fronça les sourcils, confus encore une fois. Il suivit le regard de l'homme vers son livre et... il éclata de rire. Un rire grossier, mal contrôlé. Sylvain en fut lui-même surpris mais le jeu de mot était bien trop en décalage avec l'aspect du bonhomme.

« Et ça vous arrive souvent d'approcher des gens pour leur faire des blagues de merde ? demanda Sylvain, joueur. »

Mais l'homme ne répliqua pas, du moins pas de suite. Il parut simplement soucieux, l'espace d'un instant.

« Seulement quand je suis inspiré, répliqua-t-il finalement, de nouveau sûr de lui.

-Ravi d'être votre muse des blagues de merde. »

L'atmosphère se détendit après cette phrase et l'inconnu rit aussi. Puis, comme aucun d'eux ne disaient rien, Sylvain se remit à lire. En buvant son café, cette fois-ci.

"Il faudrait ne jamais devenir grand." - Antigone, J. AnouilhOù les histoires vivent. Découvrez maintenant