Ceux de l'usine Schaffer

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Depuis plusieurs lunes, cette vieille femme voyait passer tous les jours un beau lézard vert et brun sous la porte de sa ger. Tous les jours, le lézard entrait et se lovait prêt du poêle. La vieille était bien seule et elle apprit à l'aimer. Elle lui donnait du mouton, les bouts les plus secs d'abord, et à mesure que son cœur se gonflait d'amour, les beaux morceaux gras, qu'elle réservait pour son fils quand il revenait du village.

Bientôt, le mouton gras n'était plus que pour le lézard, puisque son fils ne revenait plus jamais. Et le lézard grossissait, et il ne passait plus sous la porte de la ger. Il restait lové près du poêle, à se gaver du mouton, à boire la bière de lait, à écouter les chants dont le berçait la vieille.

Mais un jour que la pauvre femme revenait de la prairie où elle avait trait sa jument pour faire de la bière, elle ne trouva pas le lézard près du poêle. À sa place, sous la voute de feutre, était étendu un beau jeune homme nu. Il ouvrit les yeux, et elle vit que l'un était brun, l'autre vert.

Comprenant qu'il s'agissait là de son lézard bien aimé, elle s'empressa de le recouvrir d'un manteau de laine chaude, et de lui donner le lait. Le jeune homme n'en voulut pas, et il attendit toute la journée que la bière soit prête. La vieille lui servit le mouton gras, et quand vint la nuit elle le laissa s'étendre près d'elle.

Le lézard devenu homme s'accoupla avec la vieille femme, mais il comprit que sa chair trop molle ne pourrait plus porter de petits. Il quitta la ger au petit matin et prit le chemin qui longeait le ruisseau en direction du château du roi...

Extrait de la Légende du Prince aux Deux Visages


Ceux de l'usine Schaffer

Le soleil frôlait la cime des arbres lorsque Friedhelm Archenias sortit de sa demeure, suivi de près par madame Rouva. Sao se tenait très droit près de la portière de la voiture, attendant que le maître arrive à sa hauteur pour l'ouvrir. Celui-ci avait revêtu le chapeau haut de forme orné de plumes de paon qu'il portait le jour où il avait acheté l'esclave. Sa redingote de velours bordeaux, coupée devant à hauteur de la ceinture, flottait derrière lui jusqu'aux chevilles. Les pans de son vêtement se croisaient sur sa poitrine et étaient retenus par une double rangée d'élégants boutons dorés. L'ensemble était rehaussé de broderies aux formes organiques dans lesquelles étaient cousus des empiècements de feutrine de couleurs sombres.

Lorsqu'il arriva devant Sao, il lui jeta à peine un regard et grimpa dans le véhicule. L'esclave referma la porte et s'empressa de rejoindre madame Rouva qui avait pris place sur le siège du conducteur, sa casquette et ses lunettes sur la tête. Comme le jour de l'enchère, elle démarra la voiture en prenant soin d'expliquer à Sao le rôle de chaque bouton et levier. Elle l'interrogea ensuite sur ce qu'il avait retenu, et l'enjoignit à se montrer très attentif. Alors que le véhicule prenait la direction d'Eisendorf – la ville la plus proche du domaine Archenias – madame Rouva expliquait quelques règles de circulation et questionnait ensuite Sao à chaque fois qu'ils croisaient un autre véhicule ou qu'ils arrivaient à hauteur d'un carrefour. L'esclave répondait tant bien que mal, un peu intimidé par l'intendante et ses questions.

Même les silences de la vieille femme avaient quelque chose d'oppressant. Sao, bien qu'habitué aux manières plus détendues du manoir, n'osait toujours pas prendre la parole sans y être invité. Il n'aurait pas su quoi dire de toute façon. La présence du maître dans la cabine de la voiture ne l'aidait pas vraiment à se sentir autorisé à parler, alors quand madame Rouva ne disait rien, il se taisait.

Bientôt, les champs et les bosquets laissèrent place à des hameaux, puis les hameaux se changèrent en bourgades, et la ville se dessina sur l'horizon, hérissée de cheminées de briques rouges et de colonnes de fumées. Sao n'était pas étranger à cette vision, mais il ne s'était toujours rendu en ville que pour y être vendu. Il sentit une bouffée d'angoisse lui serrer la gorge à cette idée, comme une douleur lancinante et sourde. Il poussa un discret soupir, tentant de chasser le sentiment de son corps : il n'était pas là pour être vendu. Pas cette fois.

La dernière province - 1. Le manoir ArcheniasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant