Mois 3 / Semaine 3

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Depuis que nous avons définitivement pris le large, nous ne voguons plus que sous pavillon pirate. Notre capitaine a été plus que claire : en cas de rencontre, aucun survivant ne doit être laissé. On m'a toujours décrit les pirates comme des monstres sanguinaires mais Cléo avait su me montrer un aspect plus libre et humain. Deux choses qui ont l'air d'avoir totalement disparues depuis notre altercation et la capture de cet homme. La rousse semble être devenue plus froide et calculatrice, bien loin de la femme apaisée que je côtoyais dans sa cabine.

Le dimanche, nous ne mangeons plus ensemble. Elle se contente de m'arracher la liste de repas des mains, de m'accorder un bref regard pour me valider le menu et me renvoyer aussitôt de sa cabine. Nous échangeons à peine un regard, juste le minimum pour que je ne lui manque pas de respect.

Pour les repas, j'ai échangé de table avec Tony, faisant maintenant en sorte de ne plus avoir à servir mon capitaine. Je ne serais pas capable de supporter ses yeux si froid à chaque fois que je me penche pour lui remplir son assiette. Mon seul ami n'a rien dit, se contentant d'accéder à ma requête. Quand mon service se finit, je rejoins ma couchette où j'ai réussi à faire plus de sieste que je n'en avais jamais eu l'occasion. J'en profite aussi pour lire avec application le bouquin que je me suis acheté. N'ayant pas eu beaucoup d'occasions de m'exercer, je n'avance pas vite, mais bien assez pour être fière de moi.

Chaque jour, le capitaine vient personnellement récupérer l'assiette du prisonnier. Celle-ci se compose d'un bouillon épais grâce au jus de viande que je mélange dans l'eau. C'est la requête de Cléo alors, bien que je trouve cela horrible, je m'exécute. Ils passent deux heures quasiment en tête à tête et, quand elle finit par remonter, elle est si en colère qu'elle s'enferme dans sa cabine et demande à ce qu'on lui porte son repas. Son comportement ne me plaît pas mais, ayant perdue ma place à ses côtés, je me contente de la regarder s'enfoncer un peu plus dans la violence.

"Addison !"

Quand on parle du loup... 

Cléo vient de quitter sa cabine pour venir récupérer le repas du prisonnier. Je n'ai pas pris le temps de la faire chauffer mais, heureusement pour moi Tony semble venir à mon secours.

"Tenez Capitaine, le repas du prisonnier, comme vous le souhaitez."

Cléo regarde l'assiette avec dégoût et je ne peux que compatir tant ce met me semble peu ragoûtant.  Moi-même, à chaque fois que je le prépare, je repense au repas de l'orphelinat tout aussi peu nourrissant.

"C'est ton jour de chance. Tu descends avec moi."

Je déglutis difficilement, essayant d'assimiler ce qu'elle est en train de me dire. Moi, la fille qu'elle considère comme une pute, je vais devoir l'accompagner voir cet homme que je ne connais pas. D'ailleurs, Cléo m'a dit qu' elle l'avait amadouer mais, jusqu'où a-t-elle était ?

La voyant descendre les marches devant moi, elle semble si sûre d'elle. Rien ne paraît l'atteindre et j'admire la confiance qu'elle a en elle en cet instant. Je suis loin d'avoir la même, n'ayant jamais exploré d'autre lieux que mon restaurant, ma cuisine, la soute et la cabine de la jeune femme qui dévale l'escalier devant moi.

Nous nous arrêtons devant un carré en métal fait de barreaux et constituant la prison du navire. Des chaînes se terminant par des menottes sortent du mur pour pendre le long. Je compte trois paires dont l'une est utilisée par l'homme. Celui-ci est à genoux au milieu de cette "pièce", totalement amaigri et fixant le sol comme s'il espérait trouver là un échappatoire.

Je détourne un instant le regard de cet homme, ne supportant pas la vision de ce corps décharné dont je suis en partie responsable. Cléo, elle, ne se pose aucune question. Elle entre dans la prison et repousse du bout de ses bottes le prisonnier. Celui-ci tombe en arrière et son dos vient lourdement cogner contre le mur, lui tirant un gémissement de douleur.

Eaux troublesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant