Le sommet est une place transatlantique

Chapitre 2 - Ex tenebris lux

Au sommet de la tour de la Cité du Livre, Nicolas regardait mélancoliquement le soleil se lever sur la plaine. Une huée de pigeons fondit sur la tour et une immense masse noire, composée de plumes et de becs, se souleva du avant de s'évaporer. Comme tous les matins, les pigeons chassèrent les choucas pour s'approprier l'emplacement le plus haut de tout le canton.

Nicolas se redressa difficilement. À force de maintenir sa position contre le carreau de la vitre, les crampes s'étaient installées dans ses muscles. Il quitta le spectacle chorégraphique aviaire, et se tourna vers la table ronde au centre de la pièce.

« C'est pas bientôt fini les gars ? lança-t-il en direction de la table. Alan est parti se coucher il y a des heures, et je crois qu'il va bientôt revenir. »

Le visage de Jonas apparut alors derrière sa main qui tenait cinq cartes Magic. Ses yeux perçants, bien qu'alourdis par la nuit blanche qu'il venait de passer, regardaient avec satisfaction leur adversaire.

« Cette fois-ci c'est fini, Fabien, déclara-t-il. Il m'aura peut-être fallu toute la nuit, mais je t'ai coincé. Essaie seulement de répondre à ça ! »

Le prénommé Fabien n'eut aucune réaction. Il jeta un coup d'œil à ses propres cartes et dit :

« Oh, c'est tout ? Alors avant la fin de tour, je vais dépenser deux manas pour poser cette carte. »

Il tira de sa main une carte qu'il posa sans se presser sur la table. Il leva les yeux et regarda Jonas sans rien dire.

« Et alors ? demande Jonas.

— Alors cette carte vient activer la capacité de cette carte-ci, qui entre en synergie avec celle-là, créant ainsi une réaction en chaine à l'infini entre cette carte là-bas et celle-ci. »

— Ah.

— Du coup tu vas meuler ta bibliothèque jusqu'à l'infini. Et pour chaque carte meulé tu vas perdre 2 points de vie, et moi j'en récupère la moitié.

— Ah.

— Du coup t'as perdu. Et la capacité de mon commandant fait que tu me dois dix balles, aussi. »

Jonas grommela et sortit son portefeuille tandis qu'un mince sourire se dessinait derrière la barbe de Fabien. Nicolas eut un rire moqueur :

« Depuis le temps que nous sommes ici, tu devrais savoir que Fabien aura toujours un tour d'avance sur toi, dit-il. »

Cela faisait maintenant un an, huit mois et quatorze jours que Nicolas, Jonas et Alan étaient enfermés dans la tour pour dégradation de biens publics. 

Un an, huit mois et quatorze jours depuis que c'était déroulé les terribles évènements du tournoi  régional de Magic à Bazouges-la-Pérouse. La rencontre fortuite de Jonas et Nicolas lors de ce tournoi avait réveillé leur querelle fratricide. Leur colère s'était exprimée à coup de cartes Magic surpuissantes, ouvrant une brèche dans le continuum magic-quantique et causant la destruction totale du Bazouges-la-Pérouse Arena et une hospitalisation de trois mois pour l'arbitre.

Mais fort heureusement, cette bataille avait été l'occasion pour les deux frères de se réconcilier. Cette aventure avait tissé des liens forts entre eux. Et c'est ce qui était le plus important, bien plus que quelques dégâts matériel ou une peine d'emprisonnement ferme.

Le juge avait été clément en leur accordant un aménagement de peine dans cette tour, beaucoup plus confortable qu'une prison. Surtout lorsqu'on pense à l'état carcéral catastrophique des prisons françaises.

Mais Nicolas savait au fond de lui-même que cette décision avait été motivée principalement par peur de les voir s'échapper au moyen de leurs auras Magic. Si un stade, spécialement conçu pour jouer à Magic, n'avait pas tenu le choc, une prison aurait été balayée en un battement de cils. Ici, dans cette tour, un mystérieux processus inhibait le continuum magic-quantique, empêchant tout débordant comme celui qui avait rayé de la carte le Bazouges-la-Pérouse Arena. Avec le temps, Nicolas et ses amis avaient deviné que ce processus avait un lien avec ce fameux Fabien. Et même s'il ne l'avouait pas, sa présence au sein de la tour n'avait d'autre but que de les surveiller.

Malgré leur geôlier, les trois magiciens n'étaient pas à plaindre. Fabien se montrait intrigué par les détenus. Et il s'était vite dévoilé comme un excellent magicien lui aussi. Même si le battre relevait du miracle, ils se réunissaient tous les quatre chaque soir pour jouer à Magic dans l'observatoire de la tour.

Nicolas n'aurait pu espérer un meilleur entrainement. Finalement, cette peine n'était pas si différente que lorsqu'il vivait au dojo de La Chapelle-aux-Filtzméens — en dehors du fait qu'il lui était interdit de sortir.

C'était peut-être la seule chose que Nicolas regrettait, car il ne pouvait rendre visite à Kilian, son meilleur ami et également son élève magicien. Depuis l'incident de Bazouges-la-Pérouse, Kilian souffrait d'un sévère syndrome de stress post-traumatique du fait que ses deux jambes avaient été brisées. La tour ne pouvant accueillir ses soins, Kilian purgeait sa peine ailleurs.

Soudain, la trappe de la pièce s'ouvrit avec fracas. Sous une cascade de cheveux, Alan apparut dans l'observatoire.

« Je me doutais que vous seriez encore là, dit-il. Est-ce que Fabien vous a encore mis une turbo-branlée ? »

La turbo-branlée était un terme technique que l'on trouvait dans la pratique de Magic à très haut niveau.

« Non, juste une branlée normale, répondit amèrement Jonas en rangeant rapidement son portefeuille. »

Alan étant l'élève de Jonas, ce dernier détestait perdre devant lui. 

« Es-tu déjà allé chercher les nouvelles ? poursuivit-il. »

La vie en captivité amenait à prendre quelques routines. Tous les matins, Alan descendait voir les gardes de la tour et leur demander des nouvelles du monde extérieur. Si le contact entre gardes et détenus n'était pas officiellement permis, les gardes se laissaient convaincre plutôt facilement quand Alan leur faisait miroiter quelques promesses de dédicaces de la part de Nicolas et Jonas. Les deux frères demeuraient encore parmi les joueurs les plus populaires même après leur sanction.

« Oui et vous ne devinerez jamais ce qui se passe ! Tout le monde en bas est complètement en panique. »

Nicolas et Jonas se penchèrent à la fenêtre et virent l'agitation qui touchait les gardes au pied de la tour. Beaucoup s'était rassemblé devant le poste de Boss Trublet, gardienne ô combien respectée de la Cité du Livre. C'était elle qui avait la responsabilité de la captivité des trois magiciens.

« Apparemment un visiteur est arrivé tôt ce matin et il est en train de négocier avec le Boss Trublet pour nous voir.

— Un visiteur pour nous ?

— Ça pourrait être Kilian ? espérait Nicolas.

— Si c'était Kilian, ils l'auraient transféré ici directement, dit Jonas. Sa peine n'est pas encore finie. Mais regardez, on dirait bien que Boss Trublet va le laisser venir nous voir. »

Comme à son habitude, Fabien semblait peu intéressé par toute cette effervescence. Il se contenta d'allumer un cigare sans rien dire. Du haut de la tour, Nicolas observa le visiteur : il se dirigeait en claudiquant vers les gardes à l'entrée. Il n'en menait pas large, avec son énorme sac à dos et sa jambe débile.

Pourtant, dès l'instant où il l'aperçut, Nicolas sentit que son instinct le mettait en garde. Ce qui était étrange, car la tour et la présence de Fabien devait normalement inhiber les pouvoirs des magiciens. Et pourtant, même à cette distance, même au sein de la tour, et malgré son apparence inoffensive, Nicolas avait l'impression de percevoir une aura chez cet étrange visiteur. Une aura puissante, sombre, cachée. Une aura dangereuse.

Et cette aura lui faisait peur.