Prologue

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Les touches du piano défilent sous mes doigts, les notes qui en sortent panse chaque parcelle de mon âme tailladée. Mon duvet se hérisse à la mélodie qui s'invente.

Ce soir c'est ma première représentation. Une porte pour m'ouvrir au monde, dévoiler la partie la plus intime de ma vie. La concrétisation d'un long travail avec mon père de ce morceau, sur cette musique. J'ai passé des jours, des soirées et même des week-ends, à améliorer le moindre défaut, de la durée de la note jusqu'à la justesse de ma voix. Avec la minutie de mon coach tout est chronométré pour un rendu parfait.

En cette froide soirée, des centaines de personnes sont présentes pour m'écouter, moi. Personne ne me connaît, enfin, parmi les inconnus, il y a ceux qui croient me connaitre, il y a ces filles et ces garçons qui se disent être mes amis, il y a des connaissances, il y a mes voisins, des gens de mon village qui ont entendu parler de moi, toutes ses personnes qui ne savent pas et qui ne sauront surement jamais. Il y a aussi ma famille, ma toute petite famille, ma mère et ma sœur, mon père devrait arriver d'une seconde à l'autre, sûrement stoppé dans les couloirs de l'hôtel.

Les yeux fermés je me laisse porter par la mélodie qui emplit l'espace, je suis dans ma bulle, dans mon cocon, le seul endroit où je suis moi, où je me sens à ma place.

Je respire calmement. Les battements de mon cœur sont au repos, signe que mon stress est sous contrôle. Je me contrôle. Sereine. Je suis sereine et en sécurité. Tout est comme je l'avais imaginé et tout va être parfait.

J'entrouvre la bouche, emplit mes poumons d'air d'un mouvement discret, imperceptible. Je m'apprête à leur faire découvrir ma voix dans mon souffle et à cette idée mon cœur palpite un peu plus fort. Mes cordes vocales sont coupées avant même qu'elles émettent leur talent, par un cri strident qui résonne dans la salle, mes doigts cessent de courir sur le clavier quand mes yeux se posent sur ma mère effondrée sur le sol, et que la population s'agglutine autour d'elle. Je ne la vois plus.

Ma bulle éclate, avec la même force qu'une détonation. Le temps se fige.

Je quitte mon tabouret molletonné et me laisse guider par mon instinct. Mes jambes avancent comme elles peuvent, un pas après l'autre, mécaniquement. Mes yeux arpente les spectateurs, il devrait être là, et soudain, j'ai peur parce qu'au fond de moi, je comprends. Je sais les raisons de sa détresse. Intérieurement j'espère, et je prie, pour que ce ne soit que ma tête qui me joue un tour. Je continue de marcher, lentement, puis me fraye un chemin à travers la foule. Avant que je n'aie le temps de la voir, ma sœur se plante devant moi, agrippe mes épaules de ses mains tremblantes.

— C'est papa ! Dépêche-toi !

Le cerveau en stand-by, je mets un certain temps à traduire ce qu'elle me dit dans notre langue paternelle. Je la dévisage et ne sais comment réagir, face à elle.

— Evie, réveil toi !

Son ordre résonne en moi mais n'apporte aucune alerte, ni même les secousses qu'elle m'inflige.

— Va chercher tes clés de voiture, j'aide maman. Evie, il n'y a pas de temps à perdre ! BOUGE !

Tout le monde me regarde, attendant de voir si je vais revenir à moi ou m'évanouir. Mes pupilles parcours leur tête désolée pour certains et paniquée pour d'autres, avant de sortir peu à peu de ma léthargie. Le sifflement dans mes oreilles tire une sonnette d'alarme. Je fais demi-tour et cours dans la petite loge, je prends ma veste et mon sac. Sur le pas de la porte, mon intuition me pousse à inspecter une dernière fois la pièce et découvre sur la table une enveloppe kraft portant mon prénom en lettre capitale. Elle est scellée d'un sceau que j'ai aperçu une fois. On y décèle très clairement un M majuscule et une rose en arrière-plan.

A l'intérieur, une feuille blanche avec écrit un nom. Rien de plus.

Mes larmes roulent sur mes joues, tout s'emboite, j'aimerais ne pas savoir mais je sais. Et ils savent, qu'il ne m'en faut pas plus pour comprendre les événements des derniers jours.

Ce soir était aussi ma dernière représentation. Un concert qui n'a jamais eu lieu. Le premier jour d'une vie trop longtemps repoussée.

Éclat des Cœurs - T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant