La nuit qui suivit, Pomme fit un drôle de rêve. Elle se trouvait parmi la foule du Jubilé. Tout le monde était paré de ses plus beaux atours, des banderoles décoraient chaque mur et des confettis recouvraient déjà le sol. Pourtant quelque chose clochait dans ce tableau coloré.
Tout le monde semblait figé, comme si le temps lui-même s'était soudainement arrêté en plein milieu de la fête. Pas un bruit, pas un murmure ne perçait le calme qui avait pris possession de la foule. Même les saltimbanques se tenaient immobiles aux côtés de la foule, pareils à des marionnettes dont on aurait coupé les fils. Tous regardaient dans la même direction. Ils attendaient. Elle aussi. Quoi donc ? Le début des festivités. Pourquoi ? Elle l'ignorait. Mais elle continua d'attendre dans ce silence pesant.
Puis il apparut, l'homme au long manteau tout en ombres mouvantes et menaçantes. Il s'avança sur son balcon, toujours aussi lugubre. Et aussitôt les ombres murmurèrent, assourdissantes. Pomme les entendait de plus en plus fort, couvrant le silence jusqu'à ses propres pensées. Elle se couvrit instinctivement les oreilles quand elle réalisa brusquement que la foule qui l'entourait une seconde plus tôt s'était évaporée. Elle regarda partout autour d'elle, l'angoisse lui serrant soudain la gorge. Mais la place était déserte. Il n'y avait plus qu'elle et le Baron.
Le ciel se couvrit lentement d'épais nuages. Le vent se leva, mauvais présage.
Quand Pomme releva les yeux, un frisson la parcourut de la tête aux pieds. Le Baron la regardait, il la fixait de ses prunelles de ténèbres, l'étudiant avec une minutie qui lui donna des sueurs froides, comme s'il pouvait voir à travers elle, comme s'il savait déjà tout.
La panique la submergea.
Pomme aurait voulu partir, fuir le plus loin possible de lui mais elle resta plantée là, les jambes flageolantes mais les pieds invariablement planté dans le sol. Elle se sentait comme une poupée qu'on forçait à se tenir droite sans bouger. Elle était paralysée et malgré ses suppliques, ses ombres restèrent muettes, indifférentes à la terreur qui la submergeait.
Quand les yeux du Baron remontèrent jusqu'au visage de la jeune fille, quand leurs regards se croisèrent, Pomme sentit un frisson la parcourir jusque dans ses ombres. Et pour la première fois depuis ce qui semblait une éternité, les commissures des lèvres de l'homme se soulevèrent en un sourire satisfait tout à fait terrifiant. Pomme avait presque l'impression de l'entendre lui murmurer à travers ses ombres : « Je t'ai vu, tu ne m'échapperas pas cette fois ».
Pomme se réveilla en sursaut. Elle se redressa si vivement dans son lit que des tâches dansèrent devant ses yeux, mais elle ne les vit même pas. Elle était en nage et se débattit férocement contre ses couvertures pour s'en défaire. Elle avait le souffle court, son cœur battait à tout rompre. Partout autour d'elle, les ombres se mouvaient avec langueur, parfaitement indifférentes à son trouble. Traitresses... maugréa Pomme en les fusillant du regard quand ces dernières glissèrent vers elle comme pour s'excuser.
Et pendant une effroyable seconde, alors qu'elle passait une main fatiguée sur son visage, il lui sembla voir, dans un coin de la pièce, la silhouette du Baron.
Pomme fit un bond hors de son lit et papillonna des yeux. Un instant plus tard, la silhouette s'évapora comme un rêve, ne laissant derrière elle que le silence délicat de son petit appartement.
Pomme inspira profondément et reprit son souffle.
– Tu dérailles en plein ma pauvre fille, se fustigeait-elle en se laissant retomber sur son lit.
Une fois de retour dans ses draps pourtant, Pomme ne put se défaire de l'étrange impression qui lui nouait l'estomac. Et elle avait beau tenter de se convaincre que les mots de Neven avaient fini par lui monter à la tête, le doute continuait de titiller son esprit de « si » tout à fait agaçants. Mais, cela faisait six ans qu'elle vivait à Astoria, si elle était vraiment cette personne que le Baron cherchait avec tant d'ardeur, il serait déjà venu la trouver.
Non ?
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Celle qui marchait dans les ombres
FantasíaPomme a toujours su qu'elle était différente, et sa différence, elle a toujours pris grand soin de la cacher, car pour survivre dans les terres de Mildred, mieux vaut se faire discret. Alors quand elle parvient enfin à s'en échapper, Pomme croit avo...