Evanescence

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Parfois, quand le jour s'est achevé et qu'un autre a commencé, j'arrête tout. Pas pendant longtemps, quelques secondes, une minute, mais j'arrête tout. J'en ai fait tout une routine.

J'éteins la lumière qui m'assaillit sans arrêt et je me sers un verre d'eau, grand, si grand qu'on croirait une montagne. Si grand que son jet est celui de la cascade. Un vraiment très grand verre d'eau donc. Je m'emboite au comptoir de la cuisine, avec pour seuls voisins ses meubles.

Et pour un instant de la journée, je me sépare de mon objet. Un objet, c'est une invention technologique qui permet de s'ouvrir au monde. C'est sympa, c'est utile, mais moi, ça m'enferme. Tellement que j'en peux plus de mon objet. Je le déteste presque autant que je ne l'aime.

Alors oui, ce que je fais, quand je bois mon très grand verre d'eau a une heure avancée de la nuit, c'est que j'éloigne mon objet, de plein gré.

D'une main ferme, je porte mon grand verre à mes lèvres, et quand le premier fil d'eau caresse celles-ci, je renaît.

Je revis.

Je meurs encore.

Le monde s'ouvre à moi vierge, inexploré, indompté comme s'il n'était qu'à moi de le conquérir. Tout est possible, tout existe, tout se croît, l'imagination n'est plus qu'une pensée banale. L'eau s'écoule le long de ma gorge et j'entends un coeur battre au loin. Elle rebondit sur mes veines et je respire les bourgeons du printemps prochain. Elle éclate en mille morceaux et j'ai la sensation d'un murmure glaciale dans mon dos. Mais le plus extraordinaire, c'est bien ce que je vois. Quand le nectar traverse ma poitrine, mon coeur chante son éloge. À cet instant précis, les yeux cristallins, j'y vois plus net que je n'ai jamais vu : tout s'éclaire, l'obscurité m'est évidente, les atomes se bousculent dans l'air, le temps s'arrête comme s'il n'avait jamais existé, à cet instant précis. J'ai toute une épiphanie, une révélation, je suis un être supérieur à tous les êtres que j'ai déjà été. Tout change.

Chaque gorgée me fait l'effet d'une balle dans l'aorte même, à mon plus grand bonheur. Je me sens naître, vivre et mourir en même temps, en somme exister.

Quand le verre est fini, je le repose.
J'inhale une grande bouchée d'air, consciente qu'en la relâchant, l'enchantement prendra fin.
Je souffle.
Alors je revois flou et mon coeur ne scintille plus. J'entends le grésillement de la lampe, même éteinte. Une minute est passée. La clairvoyance s'est entièrement évadée. Je récupère mon objet et m'en vais, et je ne garde aucun souvenir de ce qui vient de se passer.

Mais je sais bien quelque chose.

Il n'y a rien de comparable à l'action de vivre dans la vraie vie.

Recueil Où les histoires vivent. Découvrez maintenant