Chapitre 6

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I

l y arriva à la fin janvier. Il s'était réservé une chambre à l'hôtel pour trois nuits. Aussitôt arrivé, il s'inscrit à diverses activités : le premier jour, il participa à un tournoi d'échecs régional, où il se plaça à la troisième place du classement ; le second, il passa une journée à la station de ski. C'était une activité hivernale qu'il appréciait particulièrement depuis que ses parents lui y avaient fait goûter. Il était d'ailleurs un excellent skieur, qui dévalait les pistes à une vitesse considérable, ce qui n'évitait pas certaines gamelles occasionnelles, pour le plaisir visuel des jeunes femmes qui buvaient un chocolat chaud au chalet-bar situé aux alentours.

Au matin du troisième jour, Lucien se leva tôt. Il souhaitait profiter au maximum de la dernière journée qu'il passerait à la montagne. Il arriva à la station une demi-heure après être parti de son hôtel. Il faisait frais et la neige crépitait agréablement sous ses pas. Il sentait que ce serait une journée agréable. Il prit le tire-fesse et monta en haut de la piste. Il prit son élan puis se poussa sur ses skis. Le voilà partit. Il slalomait afin de modérer sa vitesse qui était déjà très conséquente. Il avait fait une erreur dans son démarrage qui mettait en ce moment même son équilibre en péril. Il allait vite, beaucoup trop vite, et il était plus concentré sur ses skis que sur ce qu'il y avait devant soi. Et c'est ainsi qu'après cinquante mètres de funambulisme, il entra en collision avec un arbre sur le côté de la piste. Ses skis se cassèrent en deux, et il ne fallut pas beaucoup moins pour que son crâne fasse de même. On le conduisit de suite à la clinique municipale de Chamonix, où il entra dans le coma pendant deux journées. Il avait eu un léger traumatisme crânien.

« Ça aurait pu être bien plus pire que ça, souligna le médecin lorsque Lucien sortit du coma. »

Il avait désormais un bandeau blanc autour du crâne, et il était très pâle. Soudain, en repensant à Marion, il se souvint que la rentrée universitaire avait lieu demain, et qu'il n'avait pas écrit plus de trois pages de son roman qu'il devait délivrer à son professeur le jour justement en question. Aussitôt, une angoisse amère vint se loger tout prêt de son système nerveux. C'était tout ses excès vacanciers qui lui avaient fait oublier le travail qui le ferait rester en section A. Ce roman génèrerait également une note de coefficient 5, ce qui était très lourd. Alors, il sortit de son lit d'hôpital d'un bond, s'habilla (il revêtit une veste jaune qu'il possédait depuis belle lurette) et courut hors de sa chambre. Dans sa course vers la dignité et le bout du couloir, il avait la rage, la rage de vivre, de poursuivre ses ambitions d'avenir, qui étaient déjà toutes façonnées : il voulait être écrivain, et il avait une fougue propre à lui qui lui permettait continuer à y croire, malgré tout, malgré ses souffrances amoureuses.

Il arriva enfin au bout du couloir, s'arrêta un instant pour haleter, et repensa au si doux visage de Marion, sa gentillesse, son sourire, sa voix, ses beaux cheveux... Il se sentait à présent follement amoureux, mais les mots ne suffisaient pas pour décrire la folie qu'il éprouvait en la voyant. C'était la femme de sa vie... qui lui échappait. C'était terrible, et malgré son profond désir de vivre, des idées noires vagabondaient depuis quelques temps dans sa tête : il avait une légère envie de mettre fin à ses jours. Il avait conscience que ce serait un drame pour ses proches, c'est pourquoi il attendait dans l'espoir de rencontrer quelqu'un d'autre, qu'il aimerait encore plus follement que Marion, et qui l'aimerait lui-aussi, mais chaque jour il se rendait compte un peu plus que cela ne risquait pas d'arriver.

C'est avec ces pensées négatives que Lucien arriva à la gare de Lyon le soir même, vers vingt-deux heures trente. Il courut comme un fou pour arriver à temps à son appartement, situé en face de la mairie du quinzième arrondissement. Il ne prit pas le temps de se laver les mains et se précipita vers son bureau de travail, où se trouvait sa machine à écrire, une belle Remington portative. Assit, il ressentit une profonde chaleur et courra à grandes enjambées vers la cuisine où il se versa une carafe d'eau entière sur le crâne et fut tout de suite soulagé. Ainsi il continua la rédaction de son roman avec une chemise gorgée d'eau fraîche, dont quelques gouttes tombèrent sur le papier remplit de mots.

C'est à minuit que Lucien entama le cinquième chapitre de son roman. Il avançait lentement dans son récit, passivement. C'était un roman d'amour, mais cet amour n'apparaissait qu'à la fin du récit, et ce n'était pas un livre autobiographique, car cet amour était réciproque.

Vers six heures, alors qu'il s'apprêtait à couronner son récit d'une phrase finale, conclusive, qui, selon lui, devait être la plus belle du roman, il décida d'insérer à la deuxième page une dédicace, à laquelle il réfléchit longuement. Il hésitait entre dédier son livre à son père, qui lui avait donné goût à la littérature, ou bien à sa mère, toujours encourageante. Mais il se rendit compte que, dans l'ombre de ses parents, il y avait une personne qu'il aimait le plus au monde. Et il écrit : Pour elle.

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