J'étais étudiant à l'Académie royale des beaux-arts de Bruxelles à l'époque de notre rencontre. J'arpentais les musées et autres expositions lorsque je tombais sur lui au détour d'une galerie. Je le pris d'abord pour un simple vieillard venu contempler les tableaux exposés. Rien dans son allure ne laissait présager qu'il maîtrisait quelque forme d'arts.
Je ne me souviens pas de l'œuvre que nous observions. Tout ce dont je me rappelle, c'est de l'avoir trouvée belle au premier abord, puis je l'ai entendu marmonner. Il se plaignait que de telles croutes puissent être exposées à la vue de chacun. Face à tant d'injustice, je ne pus me retenir de l'aborder et de lui dire que ses propos étaient déplacés. Il me toisa des pieds à la tête, s'arrêta sur mon cahier de croquis et soupira. A partir de là, il développa ses propos et toutes les imperfections du tableau que j'avais sous le nez me sautèrent au visage. Je reconsidérai ses paroles et lui présentai mes excuses pour ma témérité.
Nous discutâmes beaucoup ce jour là. Il prit même la peine d'observer mes esquisses. Dans l'ensemble, il les trouva bonnes. Ce qui, dans un sens, me flatta. En me quittant, il me laissa son adresse et m'invita à passer le voir de temps à autre afin qu'il m'apprenne diverses choses.
Lorsque je me présentai chez lui, il me fit visiter son atelier. On dit des artistes qu'ils sont chaotiques et désordonnés. Pourtant, tout était impeccablement bien rangé, trié, ordonné. Les créations abouties se trouvaient exposées dans un coin de la pièce, les différentes peintures, pinceaux et autres ustensiles s'alignaient sur un plan de travail parfaitement structuré. On eut dit une armée de petits soldats prêts à partir en guerre sur le moindre ordre de leur général. Au centre de la pièce : un tabouret, une petite table où il déposait ses instruments et enfin un chevalet sur lequel siégeait l'ouvrage sur lequel il s'afférait dernièrement.
Ses tableaux regorgeaient de vie et de détails, il me permit de tous les observer. Tous, sauf un. En effet, entreposé dans un coin de la pièce, se trouvait un autre chevalet caché derrière un drap. S'il ne me l'avait pas signalé, je serais surement passé à côté de ce détail car la place qu'il occupait se trouvait dans la seul zone d'ombre, la seule partie non éclairée de cette caverne aux merveilles.
Lorsque je l'interrogeais sur le fait d'avoir confiné et masqué ce tableau, il me répondit simplement qu'il s'agissait là de l'œuvre de sa vie. L'œuvre à laquelle il espérait pouvoir donner vie. L'étonnement du se lire sur mon visage car il me fit assoir sur un tabouret avant de prendre place sur le sien. Il me parla alors de la légende de Pygmalion et de sa statue Galatée qui prit vie sous les ordres de la déesse Aphrodite. Ainsi que de Zhang Sengyou, peintre chinois du sixième siècle, si doué qu'un jour il peint un dragon et qu'au moment où il finissait de peindre les yeux de la créature, celle-ci prit vie. Enfin, il évoqua le livre : le portrait de Dorian Gray et de la vision qu'à l'auteur vis-à-vis de la peinture, comment celle-ci se trouve chargée de magie et agit sur la réalité. Sa voix résonnait de passion à mesure qu'il m'évoquait ces choses.
Cependant, pour un œil aussi exercé que le sien, parcourir mes pensées s'avérait aussi aisé que de lire un livre ouvert. Il voyait bien à mes expression qu'en mon for intérieur, tout cela n'était juste que des mythes, légendes et romans. Je le sentais déçu, il avait ce regard qui emplit les yeux des incompris et ce sourire en coin qui signifiait qu'il ne perdait pas espoir qu'un jour je finisse par comprendre et à adhérer à ses vues.
Il changea alors tout à fait de sujet et, tout en travaillant sur son tableau, me dispensait une série de conseils et d'astuces de créations. J'apprenais à son contact toute une série de choses que l'Académie royales des beaux-arts n'aurait su me transmettre. Je n'ai rien à redire de l'enseignement de cette institution mais l'expérience et le savoir faire de monsieur Balouje dépassait tout ce qu'un millier d'heures de cours auraient pu m'apprendre.
La grâce imprégnait chacun de ses mouvements. La minutie de son travail égalait celle d'un horloger. Je suivais le ballet hypnotique des couleurs qui dansaient devant moi, comment elles s'embrassaient, comment elles se mariaient. Le bruit même des poils de la garniture frottant contre les fibres de lin de la toile sonnait comme la symphonie d'un orchestre qu'il dirigeait tel un chef du bout de son pinceau. A le voir peindre de la sorte, je le cru plus d'une fois possédé ou guidé par une muse. Etrangement, quand cette pensée me venait, j'éprouvais toujours un frisson dans mon dos, vers ce tableau interdit remisé dans l'ombre.
La curiosité me tiraillait mais la fascination qu'exerçait sur moi le talent de mon mentor fut toujours plus forte. Séance après séance, je voyais se dessiner les trais d'une femme d'un âge mur, le visage tiré, les cheveux noirs ramassés en un chignon. Il émanait de ce portrait un réalisme à couper le souffle. Pour la première fois, je me surpris à reconsidérer les paroles de mon professeur. Peut-être la dame allait elle prendre vie et sortir du tableau. Ce miracle, néanmoins, ne se produisit jamais. Quand il l'eut achevé, j'osai demander à monsieur Balouje qui était cette personne. Il me répondit qu'il s'agissait là de la concierge d'un immeuble qu'il avait un jour croisé lors de ses pérégrinations dans la capitale. Il me proposa alors de nous rendre sur place pour offrir à cette dame sa représentation picturale. Cette idée me parue saugrenue de la part d'un homme aussi renfermé que lui mais j'acceptai sa proposition.
VOUS LISEZ
Autoportrait de l'effroi
TerrorMonsieur Balouje est un grand peintre, pourtant, du jour au lendemain, il disparait, laissant derrière lui une ultime oeuvre d'art : un autoportrait peint avec du sang.