Des comédiens, des musiciens, des tabarins...

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Pour attirer les passants, Grogoulu avait installé les tréteaux, monté une estrade et tiré de longues tentures rouges et élimées d'où surgiraient Galinette et sa pantomime. Ils n'avaient aucun droit de s'installer ici. La Police n'aimait pas les attroupements. Peu importait. Leur numéro d'escamoteur et de jongleur sur les quais avant-hier soir, leur avait permis de distribuer des billets, par lesquels ils donnaient avis au public, qu'ils arracheraient les dents gratis à ceux qui achèteraient une bouteille d'Orviétan*.

Mais la journée, par ce mauvais temps, tournait au fiasco. Les tentures, trempées de pluie, se gonflaient comme les voiles d'un bateau à chaque bourrasque. Les quelques chaises installées devant la scène, tremblaient de froid et attendaient, impatientes, qu'on les range sur la roulotte.

Grogoulu était perclus. La fatigue engourdissait ses mains, raidissait son dos, creusait ses articulations. Les temps étaient durs. Trop durs. Savoir comment vivre était son tourment du matin jusqu'au soir. Assis par terre, appuyé contre son grand tambour, il triturait son chapeau entre ses mains et ne se souciait même plus de la pluie. Il ne gagnerait pas sa journée aujourd'hui. Comme hier, et avant-hier et comme les autres jours depuis un mois.

Des cloches lointaines sonnèrent les Vêpres sur les toits de Paris. Il fixa le ciel. Le jour tombait. Il fallait qu'il débarrasse le plancher. Sentant venir l'heure du picotin, ses ânes Fanfre et Luche se mirent à braire frénétiquement.

— Baste ! Luche ! Sois maudit, toi et tous tes ancêtres ! Et la pauvre Franfre qui te suit partout alors que tu ne sers à rien !

Il secoua son chapeau plein d'eau :

— Pas plus que ton maître.

À ces mots, il coula un regard en biais vers sa Galinette. Assise sous le petit chapiteau de fortune, derrière les rideaux de la scène qui lui servaient d'abri, elle l'observait. Sa perruque rouge et frisée lui tombait de travers sur le front. Le charbon de ses yeux dégoulinait sur ses joues rebondies et ridées. Il n'aimait pas son regard sur lui quand il se sentait faible, ce regard insistant et anxieux. Pourquoi ne le laissait-elle jamais ruminer dans son coin ?

Il la vit se lever et trottiner vers lui. Son faux cul se balançait de haut en bas joyeusement et paraissait danser sa vie tout seul. Ses petits pieds, boudinés dans des mules à bout pointues affaissées par l'humidité, sautillaient pour éviter les flaques. Cette vision le fit sourire. Qu'elle était drôle sa Galinette ! Depuis combien de temps parcouraient-ils les routes ainsi, à vendre des remèdes, jouer la comédie et accessoirement arracher des dents ? Depuis toujours ?

Elle s'agenouilla devant lui et prit ses mains entre les siennes. La pluie redoublait, sa perruque s'effondrait. De son généreux corsage, elle fit apparaître un coquelicot de crépon puis le fit disparaître derrière son oreille. Il esquissa un sourire. Les grands yeux clairs de sa femme se firent plus sereins.

Les visages des deux compagnons se tournèrent en même temps au bruit d'une chaise qui tombait sur le sol.

À quelques toises, une jeune fille qui ne devait pas avoir plus de douze ans, les fixait, le regard intrigué. Son visage, gonflé, était marbré de traces violettes et rouges. Elle était vêtue pauvrement et ne portait même pas de souliers, mais des sabots emplis de paille. Dans ses bras maigres, un paquet de papier ramolli et déchiré, déversait des fleurs multicolores dans le petit ruisseau de pluie qui s'était formé à ses pieds.

Galinette lui fit signe d'avancer mais la petite ne bougea pas. Alors, elle rajusta sa perruque rouge et se releva. D'un clin d'œil à son époux, elle murmura :

— Je crois que la fortune nous sourit mon homme, nous avons trouvé là un joli mécène !

Ignorant les grondements et la noirceur du ciel, elle s'avança lentement au centre de la scène. La petite ne la quittait pas du regard. Galinette frappa à une porte imaginaire et l'ouvrit. Puis elle mima exactement l'attitude de la jeune fille qui semblait pleurer sous la pluie avec ses fleurs qui tombaient de son sac. Se reconnaissant, la petite se mit à sourire. D'un sourire rayonnant qui transforma tellement sa physionomie que Galinette ressentit un coup au cœur. Un rayon de soleil devait avoir transpercé les nuages.

Muses, filles du Ciel ou les mémoires d'une comédienne au XVIIIe siècleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant