Quelques jours après notre escapade à la foire Saint Germain, le nain boiteux fut retrouvé mort, deux couteaux plantés dans l'arrière des jambes et sa vilaine chienne de boule éclatée sur une pierre.
La Main Noire... Comment expliquer la fascination que j'éprouvais pour lui ? Il ne m'a jamais effrayé et aujourd'hui, alors que je vous parle, l'émotion me serre le cœur.
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Il était le frère que je n'avais eu et je pense qu'à cette époque-là, il m'aimait comme une sœur. Nos deux solitudes s'étaient trouvées. Dès que j'avais fini ma besogne, je courais le rejoindre ou il venait à moi. Nous avions notre porche qui donnait sur une impasse, près l'hôtel de Ville, et c'est là que je l'attendais.
Toujours, il avait une manière bien singulière de me signaler sa présence : un couteau se plantait à un doigt de mon oreille, c'était lui ! Un vas-y dire m'amenait une petite grenouille entre ses mains, il arrivait ! Des pétales tombaient sur ma chevelure, je levais la tête, il était à cheval sur le porche et ses yeux me souriaient !
La Main Noire grimpait sur les toits, après les murs, descendait par les cheminées avec agilité, mieux qu'un chat. On disait qu'il avait des petites ailes à ses souliers tant il était rapide à gravir, dégringoler et sauter sur tous les monuments. Il avait sa bande de vauriens à l'affût des mauvais coups. Je savais que, même s'il était plus solide qu'un clou de cercueil, le temps jouait contre lui.
Je travaillais, la journée longue, sur ma couture en songeant à mon théâtre. Lui, il vivait de rapine et de méfaits. Il était né cafard mais il serait le roi des cafards. Un incendie ? Une émeute ? Il n'était jamais bien loin.
Je rêvais de théâtres, de costumes et de danse. Lui, il méditait de gros coups. À cette heure, il était certainement pisté par le guet, à filer dans les noirs faubourgs pour ne pas être abattu.
J'étais encore à l'âge de jouer à cligne-musette, à colin-maillard et à la bouillotte. Lui, il volait des barques pour me promener sur la Seine. Lui, il m'emmenait dîner à la grosse mordienne pour dix sous dans les guinguettes à la Courtille. Lui, il m'entraînait dans les bals du faubourg.
On criait, on chantait, on dansait pieds nus. Je buvais du vin aigrelet et parlais à des prostituées, des prêtres défroqués et des décrotteurs qui se tenaient souvent fort mal. Je perdais un peu de mon innocence mais aussi pas mal de mes préjugés. Ha ! Folle jeunesse ! Pas de passé, pas d'avenir ! Nous vivions au jour le jour !
Et moi, en vérité, je l'admirais. Si j'avais été garçon, j'aurais été la Main Noire. Il était libre, adroit et courageux. Nous faisions la paire. Il était impassible et taiseux, mais j'étais exubérante et je parlais pour deux. Tout allait pour le mieux.
Un soir, sous mon porche, que le printemps tentait une approche, je contemplais un bout d'affiche du spectacle de Zoroastre, arrachée d'un mur et qui dansait sur le sol, au gré du vent. On donnait cette tragédie lyrique dans le nouveau théâtre du Palais Royal que l'on venait d'inaugurer.
J'eus un choc.
La majesté de l'écriture, l'élégance de l'illustration, le nom même, Zoroastre que j'avais eu du mal à déchiffrer et dont j'ignorais le sens : tout cela me gifla et donna la mesure de mon ignorance et de mes rêves bien trop grands. Saisie par le découragement, je me mis à pleurer, ravagée par la prise de conscience accablante, que moi, la petite grisette, je voulais devenir comédienne sans même avoir jamais mis les pieds dans un théâtre. Mon rêve était trop loin de ma condition. Je ne connaissais que les spectacles de foire autant dire : des réjouissances de pourceaux.
— Tu fais du grobis ?
C'était lui. Je ne l'avais pas vu arriver. J'étais trop occupée à me lamenter sur mes chimères de carrière. Je ne lui répondais point, toute révoltée que j'étais.
Il prit mon menton en coupe dans ses mains calleuses et détailla mon visage.
— Je te préfère mordicante !
Je reniflais et dégageais mon visage de ses mains brutalement.
— Cesse de foupir ton jupon ! gronda-t-il.
Il se baissa et ramassa le bout d'affiche que je m'apprêtais à piétiner et réfléchit quelques instants. Ses yeux noirs allaient et venaient entre l'affiche et ma mine furibonde jusqu'à ce qu'il déclare :
— On va aller chez la fripière, tu t'habilleras en garçon, je t'emmène aux Italiens dans une heure. C'est trop cher les loges on s'mettra dans le parterre. Allez viens !
Ma joie était telle que je lui décrochais un gros bec sur la joue en serrant son cou dans mes bras. Il me repoussa en lâchant un juron.
Ha mon ami ! Je n'oublierai jamais cet après-midi-là avec toi ! Tu m'as offert un billet qui était l'équivalent d'un jour de gage ! Tu m'avais dégoté des habits assez propres, toi-même tu ressemblais à un garçon de boutique. Tu m'as donné une bonne bourrade et nous avons traversé la ville à pied pour nous rendre à ce théâtre dont je rêvais tant !
Je me souviens qu'alors que nous attendions aux grilles pour pouvoir entrer...je me souviens du regard que tu posais sur un homme noir mis au carcan juste devant nous, avec une pancarte au-dessous du col où était tracé en grosses lettres : voleur de théâtre... Ton regard était sauvage et belliqueux.
Je me souviens encore, une fois à l'intérieur, comme tu avais donné des coudes pour me faire une place dans ce ramassis d'hommes mal dégrossis et agités.
Je me laissais guider, le nez en l'air, tellement fébrile de découvrir ce lieu magique ! Ha, la Main Noire ! J'avoue que je suis sortie de ce théâtre bien furieuse à l'époque, mais à présent, c'est peut-être le plus doux souvenir de mon enfance.
*Cache-cache
*Jeu de carte
*Sans façon, à la bonne franquette
*Prendre un air grave et sérieux
*Qui aime faire des railleries piquantes
*Tordre, chiffonner
*Théâtre des Italiens
*Le parterre était interdit aux femmes
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Muses, filles du Ciel ou les mémoires d'une comédienne au XVIIIe siècle
Ficción históricaDans le Paris de 1770, Marie, jeune apprentie brodeuse du quartier de la Halle, rêve de théâtre. Des saltimbanques de la foire aux planches de la Comédie Française, c'est à travers ses mémoires, qu'elle nous confie les amours, les épreuves et les su...