Troisième chapitre - partie II

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Répond. Répond. Répond.

Je tapote nerveusement le volant d'une main et tiens mon portable de l'autre. Il fait déjà nuit et je n'ai toujours pas quitté le parking de l'agence, malgré le fait que ma journée se soit finie depuis un bon moment. Habituellement, si aucune des filles n'organise de sortie, je rentre directement chez moi. J'ai en permanence des heures de sommeil à rattraper, donc dès que l'opportunité se présente, je la saisis sans hésiter. Mais ce soir, j'ai en quelque sorte perdu le contrôle. Il est tard. Bientôt minuit.Jamais je n'ose appeler les gens à cette heure-ci. A vrai dire, je ne sais pas même pourquoi j'ai composé son numéro.

Pour la revoir, quelle question.

Je secoue la tête. Je déteste quand cette petite voix dans ma tête, que l'on appelle plus couramment la conscience, s'impose en ricanant, comme pour me donner son avis. Je lui ai rien demandé à ce que je sache et j'aimerais autant qu'elle reparte d'où elle vient, et vite.


 Ma dernière rencontre avec Taylor remonte à trois jours. Depuis les retrouvailles avec son téléphone, on ne s'est plus croisées. Malgré tout, une phrase n'a cessé de résonner dans mon esprit ces derniers temps. « On pourrait se faire une sortie, un jour ? » Peut-être qu'elle disait ça par politesse. Peut-être qu'elle fait partie de ces gens qui proposent, sans jamais vraiment avoir l'intention de faire quoique ce soit. Ou peut-être qu'elle en a envie. Peut-être qu'elle attend mon coup de téléphone. Peut-être qu'elle m'a donné son numéro dans l'espoir que je l'appelle exactement comme je suis en train de le faire. Oh, pitié. On dirait une gamine de quinze ans. Je secoue une nouvelle fois la tête. Comme si ça allait changer quelque chose.


Elle décroche au tout dernier moment. Quatrième ou cinquième sonnerie, tout juste avant que je ne tombe sur son répondeur. Je soupire malgré moi, soulagée lorsque j'entends sa voix à l'autre bout du fil.


- Oui ? déclare-t-elle, simplement.


Le fait qu'elle n'ait pas encore mon numéro m'était sorti de la tête. Lorsqu'elle m'a donné le sien, elle ne m'a en aucun cas demandé de faire de même.Se doutait-elle que j'allais être la première à appeler ? A cette pensée, je ne peux m'empêcher de me sentir quelque peu contrariée. Je tente malgré tout de prendre la voix la plus douce et naturelle possible.


- Hey, c'est Karlie. Excuse-moi d'appeler aussi tard, je ne veux pas te déranger...


Je grimace, avec l'envie soudaine de me cogner la tête contre le volant.

Et l'award de l'inutilité revient à....Karlie Kloss ! Tu l'appelles pour lui dire que tu ne veux pas la déranger. Bien joué, ma vieille, bien joué. Si je m'écoutais, je raccrocherais en quatrième vitesse, je roulerais jusqu'à quitter New York, je changerais d'identité et je deviendrais propriétaire d'un igloo en Antarctique. Mais il semblerait que Taylor ne soit pas en accord avec ce projet, qui me paraît pourtant très envisageable.



- Oh, Karlie ! Bonsoir, comment vas-tu ?


Il y a quelque chose de différent dans sa voix mais je suis incapable de dire de quoi il s'agit.


- Très bien. Longue journée, mais ça va. Tu dois sûrement te demander pour je t'appelle, je...


- Non, ne t'inquiète pas ! Pour tout te dire, j'espérais secrètement que quelqu'un vienne me tirer de mon ennui.


Je prends mentalement des notes. Cette femme, millionnaire je précise, aime donc parler de cookies, a un très mauvais sens de l'orientation et cherche à combler sa solitude au beau milieu de la nuit. Pas mal, comme CV.


- A minuit ? L'insomnie te guette, à ce que je vois ?


- 23H47, pour être précise, ricane-t-elle. Je n'aime pas dormir tôt. Rares sont les jours où j'en ai l'occasion, honnêtement. Et quand ça arrive, je n'essaie même pas. Il y a quelque chose que je trouve fascinant à propos de la nuit. Dormir est une perte de temps, à mes yeux.


Je profite du fait qu'elle ne puisse pas me voir pour froncer les sourcils. C'est un truc de musicien, ça ? La nuit, l'insomnie, les rêves et cauchemars éveillés ?

Le silence qui s'installe entre nous me confirme qu'elle attend une réponse. Comme je n'en donne pas, elle enchaîne et je la remercie intérieurement.


- Imagine le nombre d'années de vie gagnées si nous étions en mesure de ne pas dormir. Les jours dureraient toujours vingt-quatre heures, mais ces vingt-quatre heures là, elles seraient complètement différentes. Ces vingt-quatre heures, on pourrait les vivre. Les vivre réellement.


Je sens qu'elle est passionnée par ce qu'elle dit. Pour être honnête, elle paraît passionnée par tout ce qu'elle dit. Elle aurait très bien pu me parler d'un simple brin d'herbe, elle l'aurait fait avec la même éloquence qu'un avocat essayant de convaincre le juge de l'innocence de son client.

 En plus d'être fascinée, cette fille fascine.

 Elle me fascine.


- Que ferais-tu si tu pouvais vivre ces vingt-quatre heures rien qu'une fois ?


 Ma question semble la surprendre. A vrai dire, je me surprends moi-même et je me demande si je serais capable d'y répondre. Un nouveau silence s'impose et je m'attends à ce qu'elle le rompe. Mais cette fois-ci, elle ne dit pas un mot et, gênée, je reste à mon tour muette.


- Je ne sais pas, finit-elle par répliquer au bout de quelques secondes. En fait, je n'y ai jamais réfléchi. J'ai beaucoup de rêves, mais peu réalisables. C'est difficile à croire, je sais. J'ai réalisé la plupart, et j'en serais éternellement reconnaissante mais il en restera toujours.


- Je comprends. On a tous des rêves. Moi la première. J'ai beau avoir réussi à réaliser le plus grand, il me reste toujours mes rêves de gamine, que je garderai sûrement toute ma vie, comme aller sur la Lune ou...


- Non, pas de ce genre-là, me coupe-t-elle sèchement.


J'ouvre la bouche, puis la referme presque instantanément. Je ne sais pas si c'était volontaire, ou si, comme moi, elle réalise trop tard le ton sec de sa voix, mais quelque chose me dit qu'elle ne se confiera pas davantage ce soir. Peut-être le fera-t-elle en vrai. Je ferme les yeux. C'est maintenant ou jamais. Et il est évident que je meurs d'envie d'en savoir plus.


- Dis, un café vient d'ouvrir près de l'Agence, je n'y suis jamais allée encore et...


Une fois encore, elle ne me laisse pas le temps de finir ma phrase.


- Non, excuse-moi, je dois te laisser.


Et sans un mot de plus, elle raccroche, quelques secondes avant que ne retentissent les douze coups de minuit.

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⏰ Dernière mise à jour : May 16, 2015 ⏰

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