Chapitre 1 - La chute

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Tout commença le premier vendredi d’un mois d’octobre.
Ce matin-là sonna à sept heures le réveil d’un jeune homme qui, profondément endormi dans son lit, mit un certain temps à émerger. Il marmonna son mécontentement avant de mettre fin à l'alarme et d’enfouir sa tête sous l'oreiller. Que n’aurait-il pas fait pour entendre, à la place de ce vacarme, une déclaration plus raffinée du genre : « Bonjour, Peter Leroy ! Une merveilleuse journée s'annonce ! Il est l'heure de vous lever afin d’offrir au monde la chance de savourer votre radieuse présence. Et ne songez pas à sécher les cours, vous êtes en cinquième année de médecine et votre mère vous tuerait si elle l'apprenait. Allez ! Courage ! Vous êtes le meilleur ! ».
La veille, le dénommé Peter avait une énième fois cédé aux sollicitations de sa bande d’amis pour sortir tard le soir. Si la fête s'était bien passée, maintenant, il regrettait amèrement de n'avoir profité que de quatre heures de sommeil. Son cerveau pesa le pour et le contre : ses études méritaient-elles d’abandonner son lit douillet pour se rendre dans un amphithéâtre froid rempli de sièges inconfortables ? La réponse était évidemment non, mais songer à ce que lui ferait subir sa mère si elle l’apprenait convainquit Peter de sortir de sous les draps. Sa chère mère avait un certain don pour deviner les choses, il le savait d'expérience.
Il se traîna donc jusqu'à la salle de bain et régla la température de sa douche au minimum pour chasser la brume qui obscurcissait ses pensées. Quelques minutes plus tard, il engloutissait des tranches de brioche grillées en guise de petit-déjeuner avant de se brosser les dents et d’enfin oser jeter un œil à sa tête de déterré dans le miroir.
Peter était le stéréotype du jeune français caucasien. Ses cheveux bruns mi-longs, encore humides, étaient plus désordonnés qu’à l’habitude. Le manque de sommeil se lisait à ses traits tirés. Ses yeux marron peinaient à rester ouverts. Comme si cela ne suffisait pas à lui ôter tout charisme, il arborait à présent un bouton sur le front. Il le fusilla du regard et se jura de l’éclater dès son retour. Après un nouveau bâillement, il enfila des vêtements propres, ordonna négligemment ses cheveux et jeta un œil à sa montre : dans sa précipitation, il n’avait pas remarqué qu’il était dans les temps.
Il vérifia brièvement que son sac contenait tout ce dont il avait besoin : son ordinateur, quelques feuilles vierges, une trousse et un petit paquet précieusement emballé dans du papier cadeau vert. Satisfait, il attrapa une veste en jean avec un col rembourré pour l’hiver, chaussa une paire de converses blanche et se laissa tomber sur le matelas. Il porta ses écouteurs à ses oreilles et démarra le dernier album de Coldplay en fixant le plafond de couleur terne. La musique le berça quelques minutes avant qu'il ne décide de se redresser et balayer négligemment son studio du regard. Une pièce de 15 m² qui ne comportait que deux portes : une pour mener à la salle de bain et les toilettes, l’autre pour sortir. Le lit double sur lequel il était assis occupait la majeure partie de l’espace, ne laissant place que pour un bureau et une cuisine précaire. Pour ranger ses vêtements, une armoire était glissée dans l'unique coin disponible, à côté d’une pile de linge sale.
Il remarqua un insolent mouton de poussière traverser la pièce. Il fit mine de rien et, avant de se sentir obligé de passer un coup de balai, décida de se rendre en cours. Tout en fermant la porte de son logement, il se demanda si ses camarades, contrairement à lui, avaient jeté l’éponge et préféré dormir. S’il était le seul à s’être levé, il se jura de leur botter les fesses à chacun. Il vérifia trois fois que la porte était bien fermée à clef, un énième toc que lui avait transmis sa mère, et, une fois l’esprit tranquille, s’engagea dans les escaliers. Peter avait toujours habité la capitale. En revanche, il n’avait obtenu son autonomie que récemment. Non seulement il vivait seul, mais il avait convaincu ses parents de faire sa lessive et lui apporter des provisions de temps à autre. À presque vingt-quatre ans, le jeune parisien n'était pas aussi indépendant qu’il aimait le croire, même si cela lui aurait coûté de l’admettre.
Lorsqu’il arriva devant la porte de l’immeuble, celle-ci refusa de s’ouvrir.
— Toujours la même chose, grommela-t-il tout en mettant tout son poids contre la sortie récalcitrante. On décide de garder les vieux bâtiments comme patrimoine, mais on ne songe jamais à les rénover de temps à autre !
La porte, vexée, s’ouvrit brusquement et il manqua de tomber sur la chaussée humide. Il la claqua, irrité, avant de prendre un grand bol d’air frais pour se détendre. Malgré le temps maussade, cette journée s'annonçait belle, car deux événements qui lui tenaient à cœur allaient avoir lieu. Cette simple pensée lui donna le sourire. Il ne pouvait pas laisser un vulgaire vieil immeuble la lui gâcher ! 
Ragaillardi, il s’élança dans les rues parisiennes, mains dans les poches pour les réchauffer. Autour de lui, la ville s’activait déjà. Peu importe où son regard se posait, il apercevait des voitures, sur le trottoir comme sur la route, contraignant les piétons à raser les murs. Il croisa quelques étudiants sur le chemin, qu’il connaissait plus ou moins de vue, ainsi que des personnes âgées affairées à leurs promenades matinales. L’intérêt de se lever à l’aube une fois à la retraite était un concept qu’il ne saisissait pas. Il traversa la route lorsque le feu passa au rouge pour les véhicules.
Soudain, sa musique s’interrompit, remplacée par la sonnerie de son téléphone : sa mère l’appelait. Il haussa un sourcil, se demandant si elle n'osait pas vérifier qu’il se rendait bel et bien en cours. Il se racla la gorge pour en effacer les traces de sa sortie de la veille, puis décrocha :
— Allô ?
— Coucou, mon grand, tu vas bien ? Je ne te dérange pas ?
— Salut m’man ! Je suis en route pour la fac, tout va bien. Et toi ?
— Un peu fatiguée, sinon je vais bien. Je voulais simplement m’assurer que tu n’avais pas oublié que l’avion de ton frère atterrira en début d’après-midi. Nous dînons tous ensemble ce soir pour son retour.
Peter sourit : il aurait été bien incapable d’oublier le retour de son frère, Thomas. Après cinq mois en Syrie, l’aînée de la fratrie des Leroy revenait enfin à la maison pour profiter de ses proches et retrouver un semblant de calme. Thomas était engagé dans l’armée de terre depuis ses dix-huit ans, mais il aura fallu attendre huit ans pour qu’il lui soit attribué une mission d’une telle envergure. L’annonce de son départ avait fait bondir ses parents qui s’imaginaient déjà perdre l’un de leurs fils. Après une brève dispute, suivi des sanglots de sa mère, Thomas avait eu le fin mot en déclarant d’un ton catégorique que c’était son devoir et qu’il était fier de s’y rendre.
Peter s’était fait bien plus de mouron qu’il ne l’avait laissé paraître, préférant taire ses inquiétudes pour ne pas empirer celles de sa famille ou de la petite-amie de Thomas, Anaïs. À ses yeux, son frère était intelligent, grand et solide. Rien ne pouvait lui arriver. Malgré cette certitude, il n’avait pas manqué de soupirer de soulagement en apprenant le retour de son frère. Savoir qu’il allait, d’ici quelques heures, enfin pouvoir l’enlacer de nouveau lui mit du baume au cœur et embellit encore plus sa journée.
— Crois-moi, je n’ai pas oublié, assura-t-il à sa mère. J’ai hâte ! Vous irez chercher Anaïs avant de le retrouver à l'aéroport, c’est bien ça ?
— Oui, confirma-t-elle. Toi et Emilie nous rejoindrez après vos cours ?
— Le temps de prendre les transports, nous serons là vers dix-sept heures.
— Parfait ! À ce soir, mon grand, et bon courage pour ta journée. Je t’aime.
— Moi aussi ! Passe le bonjour à papa et à tout à l’heure !
Peter raccrocha et fixa le téléphone quelques instants. Il était tellement excité que ses mains en tremblaient.
Il n’en revenait pas d’enfin revoir son frère ! Il n’en revenait pas non plus que, malgré la situation précaire de ses parents, ils prévoyaient de les emmener dîner dans un restaurant de qualité pour fêter son retour. Son père était à la recherche d'un emploi depuis plusieurs mois maintenant après que son entreprise ait « fait le ménage », comme il aimait dire. De son côté, sa mère travaillait dans une supérette de leur quartier en tant que caissière.  Avec ses maigres revenus et les subventions de l'État pour le chômage de son père, il était plus qu’évident qu’ils ne faisaient pas partie de la tranche des foyers aisés. Même si Peter regrettait de temps à autre de ne pas avoir autant de moyens que d’autres, il savait que cela rendait sa famille plus unie.
Cela, tout l’argent du monde ne pouvait l’offrir ni le remplacer.
Il trépignait d'impatience de l’annoncer à ses amis ainsi qu’à sa petite-amie, Emilie. Perdu dans ses pensées, il ne prêta pas attention en traversant la route et sursauta lorsqu'une voiture pila devant lui. Le conducteur martela son klaxon.
— Désolé ! cria-t-il, le cœur battant.
Il s'empressa de rejoindre le trottoir d’en face. À peine y avait-il posé un pied qu’il se retrouva submergé par une marée d’étudiants. Tous s'agglutinaient devant les portes de l'école pour essayer de s'y engouffrer.
Aucun doute, il était arrivé à destination.
L’université de médecine Paris-Descartes était une imposante bâtisse grise et terne d’une trentaine de mètres de haut. En plus d’être particulièrement vieille et austère, elle ressemblait à une prison avec ses rangées de fenêtres alignées et masquées par un filet qui recouvrait toute la façade de l’immeuble. Certains trouveraient cela effrayant qu'ils aient pris une telle mesure de sécurité, mais il suffisait de voir la difficulté de ses années de formation et des sacrifices que cela réclamait pour comprendre leurs raisons. La faculté accueillait des jeunes tout juste sortis du lycée qui se destinaient au milieu médical, aussi bien médecin et pharmacien que sage-femme et dentiste.
Peter se rappelait très bien de sa première année à la faculté. Lui aussi pensait que ne manquer aucune classe allait lui assurer de valider le terrible concours de fin d'année, mais il avait vite réalisé que tout était une question de travail personnel et de motivation. Cette épreuve qui abolissait toute vie sociale était source de bien des drames, c'est pour cette raison qu’il était ravi de l’avoir réussie, cinq ans plus tôt. Aujourd’hui, en tant que jeune externe en médecine, il s’épanouissait durant ses stages pratiques et s’ennuyait pendant ses cours théoriques.
Peu aidé par sa taille modeste et son maigre gabarit, il parvint pourtant à se faufiler dans l'établissement tout en pestant silencieusement lorsqu'un gros benêt lui écrasa le pied. Agacé, il emprunta le couloir qui menait à sa salle de classe, l'éloignant heureusement de cette horde enragée d’étudiants. Il secoua la tête pour chasser la mauvaise humeur et pressa le pas. Après quelques intersections, il poussa les portes d’un amphithéâtre d’environ trois cents places où tables et chaises en bois, accolées les unes aux autres, s’étiraient en rangées parfaites. Il n’y avait pas encore grand monde, ce qui lui permit de repérer deux de ses amis : Matt et Antoine.
Rassuré qu'au moins deux d'entre eux soient parvenus à se lever, il descendit le large escalier qui scindait les deux colonnes de sièges et s’installa à gauche d'Antoine. Physiquement, ce dernier ressemblait un peu à Peter, bien que ses cheveux étaient plus clairs et ses yeux d’un vert d’eau. Les paupières closes, il écoutait sa propre musique et profitait d’une sieste succincte avant le début du cours. Apparemment, le manque de sommeil ne lui réussissait pas à lui non plus.
Matt, en revanche, semblait en pleine forme. Bien réveillé, un large sourire aux lèvres,  il conversait avec deux étudiantes que Peter ne connaissait pas. Ce dernier le salua d’un vague geste de la main sans l'interrompre. Il n’était jamais parvenu à percer le secret de son ami : était-ce son mètre quatre-vingt-dix, ses bras musclés, ses cheveux d'un blond maïs ou ses grands yeux bleus qui attiraient tant les filles ?  Quoi qu'il en soit, il devait reconnaître que son camarade était également très loquace, en particulier avec les demoiselles.
Coïncidence ? Peu probable.
Peter sortit son ordinateur et ouvrit le cours du jour. En parallèle, Maël, le quatrième membre de leur groupe les rejoignit et descendit les marches qui longeaient le mur, du côté de Matt. Lorsqu’il vit les deux jolies filles avec qui ce denier discutait, un éclair machiavélique traversa ses yeux gris. Peter l'observa, intrigué de savoir quel mauvais tour il allait jouer.
Maël prit un air inquiet très convaincant et interrompit Matt en s'écriant :
— Matt ! Tu es déjà rétabli !
L'intéressé le dévisagea sans comprendre. Les regards des demoiselles passèrent du visage de Maël à celui Matt, les sourcils froncés.
— De quoi tu parles ? demanda ce dernier.
— Tu sais bien ! insista Maël en l'attrapant par les épaules comme s'il voulait le consoler. Après que le médecin ait diagnostiqué que tu avais la gale, je ne pensais pas que tu serais revenu aussi vite en cours… au risque de nous le transmettre.
Les filles eurent un hoquet de surprise et firent un bond en arrière. Matt foudroya Maël du regard et s’exclama :
— Ce n’est pas vrai ! Il ment !
— On comprend que tu préfères que ça ne se sache pas, lui répondit l’une d’elles, mais on va attendre d'être certaines que tu ne sois plus contagieux avant de te revoir. Désolée !  
Puis, elles remontèrent rapidement les escaliers et s'installèrent plusieurs rangées au-dessus de la leur. Matt les suivit du regard, dépité, tandis que Maël s'asseyait confortablement à côté de lui, un sourire satisfait aux lèvres.
— Je te déteste, grommela le grand blond. Qu’est-ce que je t’ai fait pour que tu me sabotes encore mon plan drague ?
Maël haussa les épaules et ouvrit son sac à dos.
— Rien de spécial, j’avais simplement envie d’égayer cette journée.
Matt croisa les bras et se renfrogna.
— La prochaine fois que tu discuteras avec un mec qui te plaît, je te ferai le même coup. Œil pour œil, dent pour dent.
— Je n’ai personne en vue en ce moment, rit Maël. Tu vas devoir prendre ton mal en patience pour te venger.
Peter les observa, un sourire aux lèvres. Aussi insensé que cela pouvait lui paraître lorsqu'il se comparait à ses amis, il était le seul de la bande à être officiellement en couple. Le dernier membre manquant de leur groupe, Florian, était un grand rouquin dont seule la fainéantise n'avait d'égal que son intelligence. Il était tire-au-flanc, têtu, radin et légèrement associable, mais aussi documenté que Wikipédia. Lorsqu’il n’était pas en train de faire une sieste, il lui arrivait de s’amuser à rectifier les pages du site de temps à autre.
Le professeur entra enfin dans l'amphithéâtre et commença son cours avec quelques minutes de retard. Florian était toujours aux abonnés absents, mais aucun de ses camarades ne s'en inquiéta : il était régulièrement en retard, estimant qu’il devrait être interdit de travailler avant dix heures du matin. Contrairement à ses amis, son intelligence lui permettait de manquer quelques cours sans crainte. Il finit par montrer le bout de son nez, une demi-heure plus tard. L’enseignant ne lui prêta pas attention, absorbé par ses notes. Le rouquin se laissa tomber sur la place à côté de Peter et se frotta les yeux comme s'il venait tout juste de sortir du lit. Soudain, il les écarquilla en découvrant les images de bactéries projetées au tableau géant.
— Ne me dites pas que je me suis levé pour un cours de microbiologie ? chuchota-t-il.
— Tais-toi, rétorqua Antoine sans cesser de griffonner sur sa feuille.
Du groupe, il était le seul à parvenir à rester attentif et à écrire scrupuleusement chaque information importante. Peter, qui n'arrivait pas à se concentrer tant il trouvait le sujet rasoir, ferma son ordinateur et nota dans un coin de sa tête qu'il devrait persuader Antoine de lui prêter ses fiches. Par respect, il décida de simplement écouter. Florian n'avait pas autant de dignité. Il jeta un regard d'espoir vers la porte de sortie, comme s'il se demandait s'il réussirait à quitter la pièce sans se faire remarquer, avant de soupirer en se rendant compte que c'était impossible. Il posa les coudes sur la table et laissa peser sa tête sur ses mains en fixant le professeur d’un air vide. Peter devina qu’il allait s’endormir sous peu et il vit juste : sept minutes plus tard, Florian s’effondrait et se mit à ronfler paisiblement. Si l'enseignant ne l’entendait pas, ce n’était pas le cas de Peter qui pesta à son encontre et lui donna quelques coups de pied pour le faire taire, en vain.
Après un temps interminable, le professeur reposa ses feuilles et demanda si les étudiants avaient des questions. Un silence lui répondit qu'il interpréta comme un non. Il débarrassa le bureau pour laisser la place à son collègue dont le cours débuterait après une courte de pause de quinze minutes, prise sans objection par les élèves.
— Plus ennuyeux comme cours, on fait pas… râla Matt.
— J’ai cru que j’allais m’endormir, renchérit Florian en s’étirant nonchalamment.
Peter lui jeta un regard noir.
— Tu plaisantes ? Tes ronflements couvraient la voix du prof !
Antoine esquissa un sourire et ajouta :
— Quand on y réfléchit, si tu passais autant de temps à dormir qu'à réviser, tu serais déjà médecin depuis des années. 
Florian leva les yeux au ciel.
— Est-ce ma faute si j’enregistre mieux en dormant ?
— Non, admit Peter, mais ce n’est pas notre cas.
— Nous, confirma Antoine, on a besoin de nous reposer la nuit et étudier le jour.
— Sauf que tu as eu la merveilleuse idée de nous piéger dans un bar hier, grommela Matt. En pleine semaine ! Maintenant, on est crevé.
— La soirée était cool, osez le nier ! rétorqua le rouquin.
— Jusqu’au moment où tu as renversé la moitié de ta pinte de bière sur mon pantalon, oui, maugréa Maël.
Tandis que Matt et lui se levèrent pour aller chercher à manger au distributeur, Antoine se tourna vers Peter et lui demanda :
— C’est bien l’anniversaire d’Emilie aujourd’hui, non ?
Peter jeta un regard vers les portes de l’amphithéâtre.
— Oui, confirma-t-il. D'ailleurs, elle ne devrait pas tarder à arriver.
— Tu lui as pris un cadeau j’espère !
— Tu me prends pour qui ? s’offensa le garçon.
— Pour un petit-ami qui a su oublier l’anniversaire de sa copine l’année dernière et a dû me piquer un bouquin en urgence en guise de cadeau.
— C’est arrivé une seule fois en six ans de couple, bougonna l’intéressé. Elle n’est toujours pas au courant, donc évite de le lui dire.
Antoine éclata de rire tandis que Peter sortait le cadeau emballé de son sac.
— C’est une bague, confia-t-il à son ami. Je vais la lui offrir ce midi, quand on sera tous les deux. Elle m’a coûté un bras, mais je sais qu’elle va l’aimer : elle avait terriblement envie de l’acheter la semaine dernière.
— Ça compense l’oublie de l’année dernière, concéda Antoine.
Florian donna un coup de coude discret à Peter. 
— Cache ça Don Juan, elle arrive.
Peter glissa le cadeau dans son sac et se retourna. Une jeune femme, plutôt grande et de leur âge, descendait les escaliers. Ses cheveux bruns et indomptés étaient ramenés et tombaient librement sur son épaule gauche. Son teint, à peine maquillé, était légèrement bronzé après des vacances récentes dans les îles et mettait en valeur ses iris couleur azur. Deux saphirs qui avaient fait fondre Peter dès leur première rencontre et le laissaient toujours bouche bée aujourd'hui. Elle portait un chemisier blanc à carreaux bleus rentré dans un jean noir qui la rendait encore plus sublime et naturelle.
Elle n’était peut-être pas la plus belle fille du monde ni même de la fac. Son nez petit et droit, presque arrogant ou ses yeux un peu trop grands peut-être auraient pu la rendre moins attirante, mais pour son petit ami, nulle ne lui arrivait à la cheville. Il se demandait toujours comment il avait fait pour la convaincre de sortir avec lui. Florian se posait la même question, déclarant chaque fois qu'il le pouvait que Peter avait su déjouer les statistiques. L’amour, voilà quelque chose qui échappait à son incroyable quotient intellectuel.
Lorsque les regards des deux amoureux se croisèrent, ils se sourirent mutuellement. Après six ans, Peter en avait encore des papillons dans le ventre. Il se leva et la rejoignit dans les escaliers avant de l'embrasser passionnément.
— Joyeux anniversaire, lui souffla-t-il.
Elle glissa ses mains dans les siennes et se colla contre lui.
— Merci, répondit-elle, les yeux pétillants. On se voit toujours pour manger ensemble ce midi ?
— Je devrais réussir à te caler dans mon emploi du temps.
Il déposa un nouveau baiser sur ses lèvres, avant de se frotter les tempes.
— Quelque chose ne va pas ? demanda Emilie.
— J’ai un peu mal à la tête, avoua-t-il. Enfin, je ne l’avais pas en arrivant, mais ça commence. Je pense que le cours m’a grillé un neurone ou deux au passage.
— Je suis bien contente d’être une future pharmacienne juste pour ne pas à avoir à y assister !
— Tu vas cueillir des champignons avec toute ta classe. C’est mieux ?
Elle fit mine de lui donner un coup de poing dans l’épaule.
— C’est mon anniversaire ! Interdit de se moquer des pharmas !
Peter s’esclaffa. Les filières de santé, en particulier les étudiants en médecine et ceux en pharmacie, aimaient se charrier entre-elles. Il s’apprêtait à répondre, mais un nouvel éclair de douleur lui traversa le crâne. Son mal de tête semblait décidé à empirer.
— Tu devrais peut-être rentrer, non ? s’inquiéta Emilie. On peut repousser notre déjeuner si tu veux…
— Ne t'en fais pas, la rassura Peter. Je vais me passer un peu d’eau sur le visage dans les toilettes, ça ira certainement mieux.
Sa copine n’insista pas. Elle l’embrassa une dernière fois avant de déclarer :
— On se voit tout à l’heure, alors. Interdiction de me poser un lapin !
— Je n’oserais pas, répondit-il d'un air innocent en souriant.
C'était une petite blague entre eux. À leur tout premier rendez-vous, il s'était trompé de jour et l'avait laissée poireauter seule dans le froid. Inutile de préciser que cela faisait presque six ans qu'il s'affairait à se racheter. Elle remonta les marches quatre par quatre et retourna dans sa propre salle de cours. Une fois qu’elle eut disparu, Peter plissa les yeux sous la douleur qu’il s’était efforcé de cacher devant elle.
— Maudite migraine, pesta-t-il. Tu ne réussiras pas à me gâcher ma journée !
Il s’engagea à son tour dans les escaliers, bien moins vite, pour rejoindre les toilettes qui se trouvaient en haut. Il avait l’habitude des maux de tête, mais jamais d’aussi soudains ni d’aussi pénibles. Si la douleur continuait à grimper, elle risquait de devenir insupportable. Il reprit son souffle à la moitié du chemin pour s’appuyer sur la rambarde. La brûlure était si vive qu'il avait l'impression que son corps se changeait en plomb. Comme si quelqu’un donnait des coups de burin répétés pour ouvrir son crâne comme un poussin cherchant à sortir de sa coquille.
— C’est quoi ce délire ? songea-t-il. C’est pas qu’un neurone qui a grillé là !
Lorsqu'il atteignit enfin le haut de l'escalier, la migraine en était à l’état de supplice. Sa vue se troublait. Pendant un court instant, il perdit tout repère. Il se prit la tête entre les mains et pria pour que cela cesse. La nausée et la fièvre l’accablèrent, ses paumes transpiraient abondamment.
— Mais qu’est-ce qui m’arrive… articula-t-il.
Il avait la sensation que son crâne allait se fendre en deux !
Un cri le fit sursauter. Un hurlement de rage qui se répercuta en écho. Un bruit assourdissant, véritable cacophonie dans une langue étrangère qui lui meurtrit le cerveau. Cette fois, ses joues étaient noyées sous les pleurs. Le sol lui apparut bancal, comme s'il se trouvait sur un bateau dans une mer déchaînée. Il recula en titubant, cherchant quelque chose à quoi s'agripper. Son pied dérapa et, avant même qu’il ne réalise, il tombait dans les escaliers. Ses côtes, son dos, ses genoux... chaque partie de son corps heurta violemment chacune des innombrables marches. Lorsque sa chute cessa enfin, il s'entendit geindre. Ses yeux étaient aveuglés par un voile noir. Il n'en était pas certain, mais il se trouvait sur le ventre, incapable de bouger. Contre son gré, ses membres convulsaient. L’horrible goût du sang se répandait dans sa bouche.
Il suffoqua, la poitrine comprimée par une pression étouffante.
Les cris de fureur continuaient de lui vriller le crâne alors qu'il n’avait plus qu’une conviction : il allait mourir.

Le réveil des ImmortelsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant