Chapitre 1

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Aujourd'hui était encore une journée bienheureuse. La sonnerie stridente de mon réveil électrique interrompit une nouvelle fois mon sommeil, avant que je n'eus muselé l'instrument d'une main nonchalante. Jetant un œil aux chiffres qui annonçaient la date, le quinze novembre 1984, je décidai de me lever, non sans un soupir très sonore, et de descendre dans la cuisine.

 « Dépêche-toi, Marc ! me dit immédiatement ma mère, qui m'avait transmis ses cheveux châtains et ses yeux bleus. Tu vas encore être en retard, je t'ai appelé trois fois ! Et arrange-moi ces cheveux, on dirait que tu as grandi dans la forêt !

 – Je ne contrôle rien, ces cheveux ont leur propre volonté. » répondis-je en enfournant une tartine dans ma mâchoire pendant que je mettais mes chaussures.

Cinq minutes plus tard, je sortais de la maison en direction de la même route quotidienne, dont je connaissais parfaitement chacune des étapes ; premièrement, je saluais les voisins qui partaient au travail, tout comme mes parents, avant de continuer sur mon chemin. Dans mon village isolé par la forêt, tout le monde se connaissait sans exception.

C'est là aussi que je croisais mes amis. Le premier était Darius, un garçon trapu, au visage rond qui m'accueillit en me percutant presque l'épaule.

 « Salut Marc, dépêche ! On doit retrouver Paul, sinon il va encore être en retard.

 – Ouais, ouais, je sais, salut “Fish and Chips”. Tu crois qu'il essaie toujours de faire pousser ses trois petits poils de menton ?

 – Je t’ai déjà dit d’arrêter de m’appeler comme ça ! »

Après être passés par la maison de Paul, nous avions une dernière étape pour retrouver les jumeaux, avant d'aller en classe.

 « Ah, Eudes, Joachim, commençais-je, ça va depuis hier ? Vous aviez des sales têtes !

 – C'est Joac qui était malade, moi j'allais très bien, rétorqua celui des deux qui avait les cheveux les plus courts, presque inexistants.

 – Tu parles, reprit Joachim, tu pouvais à peine te lever, c'est à cause de toi qu'on est en retard. »

Ne voulant pas continuer ce débat, je proposai d'accélérer le pas en direction du collège, tous les cinq. Nous avions un nom, mes amis et moi : les Têtes Brûlées. Ensemble, depuis nos trois ans, nous avions fait toutes les activités idiotes, tous les défis stupides ou dangereux que notre petit village pouvait nous offrir. Les enfants nous admiraient, tandis que les adultes nous traitaient de gamins idiots. Mais dans nos têtes, nous étions juste heureux ensemble.

Après quelques minutes de marche, nous arrivâmes à l'École. Oui, juste l'École, car un seul lieu regroupait tous les élèves du village, de la primaire au lycée ; après tout, un petit village comme le nôtre n'allait pas recevoir énormément de moyens et de bâtiments. Je poussai la porte de l'unique classe de sixième avec les autres, avant de m'asseoir et de soupirer immédiatement. Disons que je n'étais pas vraiment à ma place dans les études ; je n'avais pas de mauvaises notes, bien au contraire, mais n'importe quel endroit me plaisait davantage qu'une salle fermée, dans laquelle je devais rester assis toute la journée. Mon regard se perdait sur la croix qui trônait au-dessus du bureau qu'utilisaient les professeurs, tentant au mieux de ne pas mourir d'ennui une journée de plus.

Enfin, c'est ainsi que mes journées passaient : d'abord l'école, puis des jeux avec les Têtes Brûlées, avant de rentrer vers dix-huit heures pour retrouver mes parents à la ferme, et dîner ensemble en racontant nos journées.

 « Tiens, je n'ai pas croisé Sandrine aujourd'hui, commença mon père.

 – Ah bon ? Pourtant elle vient toujours te passer le bonjour d'habitude, elle et sa montre électrique dont elle adore nous faire l'éloge ! » rétorque mon autre parent.

Sandrine, c'était une amie de la famille — enfin, surtout de mon père, ce qui pouvait attirer la jalousie de la maîtresse de maison. Elle avait dix ans de moins que ma mère, et aimait beaucoup les gadgets dernier cri, même si elle ne pouvait pas souvent se les permettre ; récemment, elle avait mis la main sur une montre électronique AT-552 Janus de chez Casio, et se vantait à qui voulait l'entendre de tout ce que cet objet lui permettait de faire.

Après cela, je décidai de repartir dans ma chambre, pour lire et préparer mon sac pour demain. La plupart de mes journées se déroulaient ainsi, souvent de la même manière, mais cela me plaisait.

Il y avait une journée qui changeait des autres, qui se ressemblaient toutes, c’était le dimanche. Et le dimanche, je me levais plus tard, je mangeais bien le matin, et je m'habillais bien pour partir.

Où ça ? À la messe, avec mes parents. Personnellement, je m'ennuyais toujours un peu dans ces moments, mais ils étaient tout de même globalement agréables. Nous nous retrouvions tous et toutes sans exception à la messe, alors cela permettait de voir ceux que nous n’avions pas l'occasion de croiser.

Mais là encore, Sandrine et sa montre manquèrent à l’appel, même quand les portes de l'église se refermèrent, plongeant la pièce dans un silence solennel.

C'est alors que le Père arriva à sa place, dans sa tenue dominicale. Le Père était l’home qui s’occupait de l’église au village. C'était un grand homme bien bâti malgré son âge, aux traits carrés et charismatiques. Enfin, il n'était pas spécialement beau à mes yeux, mais il en imposait toujours, même en vieillissant.

 « Mes biens chers enfants, je vous retrouve une fois de plus, dans l'amour du Seigneur. En prenant conscience de la perplexité empreinte sur vos visages, vous avez dû réaliser que quelqu'un n'est pas avec nous aujourd'hui. En effet, Sandrine a décidé de me faire part de son envie irrépressible de quitter notre hameau, et je n'ai pas pu l'empêcher de choisir son destin. Je lui ai cependant adressé comme rappel que La Roche Seigneure serait toujours son humble demeure, s'il lui prenait l'envie de revenir. »

En entendant la nouvelle du départ de la jeune femme, les murmures occupèrent très rapidement les bancs, tandis que mes parents et d'autres adultes semblaient perplexes.

 « Pourquoi diable voudrait-elle partir ? On a tout ce qu'il faut ici ! Elle espère vraiment trouver mieux ailleurs ?

 – Silence, reprit le Père pour calmer la zizanie. Maintenant que ceci est dit, nous allons procéder à l'office, afin de pouvoir suivre le programme de la journée. »

Et ainsi, la messe reprit. Comme d'habitude, il y avaient des chants à la gloire de Dieu, de Jésus et du Père, mais la partie qui m'intéressait le plus était celle de la Charité : nous devions citer une valeur qui nous tenait à cœur, et offrir le plus beau produit du travail de la semaine ; pour mes parents, souvent des oeufs ou des légumes, pour d'autres de la viande, que le Père distribuerait en retour à ceux qui en avaient besoin. C'était là aussi que ceux qui, pour leur anniversaire, avaient acheté quelque chose à l'extérieur, le recevaient après que le Père était allé dans les villages voisins.

Après la messe, je suivis encore mes parents, pour déjeuner, puis les accompagner à la ferme pour la Filiation, comme tous les dimanches. Comme d'habitude, les enfants travaillaient tout l'après-midi avec leurs parents. Aujourd'hui, je ramassais des légumes. Eudes et Joachim coupaient la viande avec leurs parents bouchers, tandis que Paul s'occupait d'une commande de nouvelle serrure. Quant à Darius…disons que le soir, il nous rejoignait en émanant d'une très forte odeur de poisson, qui lui valait son fameux surnom de notre part.

Le dimanche soir, comme on avait bien travaillé, on avait le droit de rester jouer tard. Nous étions tous les cinq, dans la nuit, et nous nous amusions à notre jeu préféré : Les Épreuves de Courage.

Il y avait de tout, que ce soit de sauter depuis un arbre à manger des insectes vivants; nous nous devions d'avoir notre dose hebdomadaire d'adrénaline et d'histoires à raconter.

Ce soir, le test était assez idiot : il fallait se jeter tout habillé dans le lac du village. Le froid de cette nuit de novembre nous mordait déjà la peau, mais je ne pouvais pas me défiler. Aussi, quelques minutes plus tard, je fus le premier immergé, suivi de tous mes amis. 

Même si la baignade nous avait rendu hilares, les longues minutes à grelotter devant le chauffage en espérant sécher étaient beaucoup moins marrantes. Mais c'était ça aussi, être une Tête Brûlée : ne pas penser aux conséquences, et rire de tout ça le lendemain.

Le Village ParfaitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant